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Tristan l'Hermitte
Le Page Disgracié
(Première Partie)

Chapitre 1 a 10

Chapitre 2 a 20
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Comme le page disgracié, aprés une tempeste, mit en pratique une poudre que le philosophe luy avoit donnée, et quel effet elle produisit.


Nous avions eu vingt-quatre heures de mauvais temps depuis nostre embarquement, aprés un grain de vent qui nous vint surprendre, et qui faillit à nous perdre : et tout le monde se trouva si mal qu' il y en avoit plusieurs sur le tillac qui passoient pour morts.
Quant à moy j' estois sous un poste, couché de mon long sans faire autre chose qu' ouvrir de temps en temps la bouche sans pouvoir vomir, et je croy que je ne me fusse jamais relevé sans un charitable matelot qui me vint prendre à travers du corps, et m' ayant redressé sur les pieds me mit à la bouche un peu d' eau de vie.
Aprés que je fus revenu par ce remede je donnay quelque teston à mon medecin, à la charge qu' il m' en redoubleroit la dose.
J' infusay tout à l' heure deux ou trois grains de ma precieuse poudre en cette eau de vie, et ne l' eus pas si tost avalée que je me trouvay tout remis ; elle n' égaloit pas en douce odeur celle dont j' avois gousté dans le monastere, mais elle se faisoit agreablement sentir au coeur, et au nez : et mesme il en resta une telle impression dans la coupe du matelot, que tout le monde y vouloit boire.
Le bruit s' epancha dans le vaisseau que c' étoit moy qui y avois mis quelque chose : à cette nouvelle châcun me venoit regarder au nez : entre les autres il y eust un certain musicien que j' avois veu dans tous les ballets des princes, qui m' ayant reconnu me vint embrasser avec un grand cry : ha ! Monsieur, me dit-il, qui vous a fait venir en ce lieu, et comment avez vous quitté vostre maistre ? Et continua de me faire mille demandes importunes : à tout cela je repondis froidement, lors qu' un de ses amis luy dit brusquement : comment, un tel, tu connois donc ce jeune garçon.
He ! Je te prie de luy demander un peu de ce qu' il a mis dans la tasse du matelot pour faire revenir monsieur le maistre qui se meurt là haut sur le tillac : il t' aura une grande obligation de cette faveur, et tu sçais que c' est un homme qui n' est pas ingrat vers ceux qui luy font plaisir.
Il falut qu' à la priere du musicien, je redeployasse encore mon petit papier, et la presse fut si grande de ceux qui vouloient voir ce que c' estoit, qu' elle faillit à m' estouffer.
Mon remede fit son operation au contentement de monsieur le maistre, qui pour me temoigner sa reconnoissance, descendit à quelque temps de là où j' estois avec un pot de noix confites à sa main dont il m' en fit avaler trois ou quatre, encore que je l' en remerciasse avec beaucoup d' oppiniastreté.
Depuis, nous fûmes grands amis, et je receus des marques d' affection de luy que je n' eusse pas osé esperer d' un proche parent.
Lors que nous fusmes debarquez, je me mis en la compagnie de ce galant homme, pour aller gagner cette grande ville qui porte le nom de sa figure.
C' estoit un maistre d' hostel d' un prince qui estoit envoyé en ce quartier pour presenter quelques lettres de complimens à sa majesté britannique, et pour ramener quelques guilledines, et quelques chiens de chasse en France.
N' eust esté que j' avois mon billet d' adresse, et mon logis de rendez-vous, je n' eusse point pris d' autre maison que la sienne ; mais j' avois dans l' esprit d' autres interests qui m' estoient plus chers, et je ne me fusse pas détourné de mon dessein pour la meilleure bonne fortune du monde.



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L' arrivee du page disgracié à Londres, et la mauvaise fortune qu' il eust chez un marchand.


Si tost que je fus au logis du marchand, dont mon philosophe m' avoit parlé, et qu' il eust ouvert le billet que je lui portois de cette part, il me fit beaucoup de caresses, et donna ordre qu' on me traitast comme si j' eusse esté quelqu' un des enfans de la maison.
Cetuy-cy estoit un homme fort riche, et qui trafiquoit en beaucoup de provinces éloignées.
Il avoit au moins deux ou trois vaisseaux bien équipez.
Tout ce qui me fit peine en sa maison, c' est qu' il n' y avoit que luy là dedans qui sceust entendre ma langue, tellement que lors qu' il en estoit sorty pour quelque affaire, je ne sçavois comment demander les choses dont j' avois besoin.
Je m' allay plaindre de cette incommodité chez un ordinaire françois, où logeoit le maistre d' hostel, dont j' avois acquis les bonnes graces : il y eust là dedans un honneste homme, qui par compassion de la peine où j' estois, me fournit d' un petit livre imprimé à Londres, qui m' enseigna la maniere de demander tout ce qui me seroit necessaire : en moins de rien je le sçeus par coeur, et mesme avec sa naturelle prononciation, à la faveur de quelques valets du logis, qui prirent plaisir à me l' apprendre.
Mais cette nouvelle connoissance qui me devoit apporter de la commodité me fut extrémement incommode.
Ce marchand avoit un de ses proches parens chez luy pour lui servir de facteur dont la femme estoit assez belle, au moins elle étoit blanche, vermeille et en bon poinct, n' ayant au plus que vingt-deux ou vingt-trois ans.
Cette femme dont le mary n' estoit nullement bien fait, jetta possible les yeux sur moy pour m' embarquer dans quelque pratique amoureuse ; je m' apperceus qu' elle me regardoit avec de grands yeux, et me lançoit beaucoup de regards à la dérobée, et qu' elle prenoit grand plaisir à m' entendre prononcer les mots que je sçavois de sa langue.
Un soir qu' il y avoit peu de gens au logis qui estoient encores occupez à descendre quelques tonnes de marchandise dans une espece de cave, elle me vint trouver en ma chambre, et comme si j' eusse esté capable de l' entendre, elle me fit un discours avec beaucoup d' emotion, qui dura bien demy quart-d' heure ; je ne sçeus rien répondre à tout cela.
Mais elle fit semblant de croire que je me mocquois, et reprit ses discours de plus belle.
Enfin, comme elle eust bien lassé ma patience, je luy voulus parler par signes, mais elle se retira soudain, et ne me donna qu' un gdoboy .
Cette femme revint plusieurs fois à ma chambre pour me continuer ses beaux discours, ausquels je n' entendois rien, et ne vouloit point estre interrompuë en les faisant, de peur qu' elle avoit que j' en perdisse la suite.
Aprés qu' elle m' eust long-temps importuné de ses douces conversations, où je ne pouvois comprendre aucune chose, il se presenta une occasion qui finit nostre comedie.
Ce fust qu' un soir son mary revint de la ville aprés avoir fait grande chere : le boire avec excez, en ce quartier, n' estant pas tenu pour un vice.
C' estoit un ouvrage de Bachus auquel il ne restoit plus rien que la parole, encore ne luy estoit-elle pas demeurée bien nette : les continuels hocquets la rendoient mal intelligible, et sa teste estoit si pesante que ses jambes mal asseurées succomboient souvent sous le faix.
Comme c' est la coustume de ceux qui ont trop beu de vouloir encore boire, cet homme ne fust pas plustost entré en son appartement qu' il se fit apporter du vin, et commanda qu' on me fit venir pour luy tenir compagnie à souper.
J' y vins et fus present à ce spectacle desagreable.
J' appris là qu' il n' y a rien qui puisse mieux donner de l' horreur du vice que la propre image du vice, et que les grecs estoient bien sensez qui faisoient enyvrer leurs esclaves devant leurs enfans pour leur imprimer la temperance.
Ce facteur fist à table beaucoup d' actions indecentes, et tesmoigna par ses paroles, et par ses gestes, qu' il ne luy restoit plus rien de cet avantage que nous avons sur les autres animaux.
Cependant sa femme n' en faisoit que sousrire : et ne se rendant pas plus sage par cet exemple, prenoit le chemin pour arriver au mesme point.
Elle vuida plusieurs fois une grande tasse de vermeil doré, faite en navire, et j' eus quelque doute que sa raison ferait naufrage par cette voie.
Enfin son mary tomba de la table, et ce fut tout ce que nous peusmes faire, sa femme, deux de ses serviteurs et moy, que de le porter sur son lit.
Je m' estois retiré dans ma chambre aprés lui avoir rendu ce bon office, lors que sa femme me vint tirer par le bras, et sans me donner le loisir de reprendre mon pourpoint, me ramena avec un flambeau dans la ruelle de son lit.
Je ne la suivis que par force, et ne sçavois ce qu' elle vouloit de moy, quand elle s' assit sur le bord du lit, et tirant de dessous un grand pot plein de vin, elle m' invita d' en remplir la navire, qui estoit à terre auprés d' elle.
Je luy fis beaucoup de signes du peu d' envie que j' avois de boire : mais elle ne se contenta pas de cela, elle remplit la tasse, et me montrant qu' elle alloit boire à ma santé, elle n' en laissa pas une goute.
Puis elle m' equippa le mesme vaisseau, afin que je le conduisisse de pareille sorte ; la main luy trembloit si fort en me le presentant, qu' elle respandit une partie du vin qu' elle me vouloit faire boire ; mais j' avois si peu d' amour pour cette liqueur, que je ne me pouvois resoudre à boire le reste.
Et comme j' estois en cette peine, et que j' avois desja la tasse à la bouche pour prendre à contre coeur cette medecine, je m' apperceus d' une belle occasion pour m' en exempter ; c' est que l' angloise tourna la teste du costé qu' estoit son mary, pour voir s' il dormoit profondement.
Je pris ce temps avec adresse pour verser doucement le vin sur mon espale, aymant mieux que ma chemise en fust tachée, que mon estomach en fust offensé.
Ma bachante ne s' apperceut pas de cette ruse, et comme transportée de je ne sçay quelle fureur, me mit les deux mains dans les cheveux, et m' approchant la teste de son visage me fit un hocquet au nez, qui ne me fut point agreable.
Je m' efforçay de m' en dépestrer, mais elle me tenoit si fort qu' il ne fust pas possible, et là dessus il luy prit un certain mal de coeur qui deshonora toute ma teste, tout le vin qu' elle avoit beu luy sortit tout à coup de la bouche, et je ne pûs faire autre chose que baisser un peu le front pour sauver mon visage de ce deluge.
J' eus les cheveux tout trempez de cet orage, et l' horreur que cet accident m' apporta me fit faire un si grand effort pour me sauver des mains de cette insensée, qu' elle fut contrainte de quiter prise.
Le souvenir de cette vilaine action me fit le lendemain tenir sur mes gardes, pour eviter les occasions de me rencontrer seul avec cette belle impudente ; mais elle-mesme mieux avisée, lors que son vin fut evacué, me donna bien tost conseil de sortir tout à fait de la maison.



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Comme le page disgracié sortit du logis du marchand, et de quelle sorte il fust servy par un maistre d' hostel de ses amis.


J' avois passé deux ou trois fois devant cette angloise, sans l' oser seulement regarder, tant j' estois honteux de son insolence, et j' estois resolu de ne m' arrester plus un moment aux lieux où je la verrois paroistre.
Lors qu' elle prit son temps pour me suivre, comme j' allois chez l' ordinaire françois, et me venant tirer par le manteau, m' obligea d' aller dans la boutique d' un libraire normand, dont la femme estoit de ses amies, et sçavoit fort bien parler anglois.
Cette confidente luy servit de truchement pour m' avertir qu' il y avoit eu un grand desordre entr' elle et son mary, pour mon sujet, et que ce brutal à qui la lumiere que nous avions portée en la ruelle de son lict avoit fait ouvrir les yeux, s' estoit fort bien souvenu à son reveil, qu' il nous avoit veus ensemble durant son yvresse ; qu' elle avoit fait tout ce qu' elle avoit pu pour luy oster cette imagination, et lui faire passer cette verité pour un songe, mais qu' il estoit impossible de luy faire perdre cette opinion.
De plus, que sa jalousie estoit arrivée jusqu' à ce point qu' il avoit deliberé de m' assassiner à coups de couteau.
La librairesse normande ajousta du sien, que je ne m' y devois point fier : que les anglois de cette condition estoient fort mutins et vindicatifs, et que le mieux que je pourrois faire ce seroit de ne mettre plus le pied dans ce logis.
Cette nouvelle ne me fut point agreable, et les avis qu' on me donnoit me semblerent un peu fascheux à embrasser.
Il n' y avoit pas quinze jours que j' avois quité ce philosophe, qui m' avoit remply l' esprit de tant de douces esperances, et j' apprehendois que si je m' éloignois tant soit peu du lieu de nostre assignation, il m' y vint chercher selon ses promesses, et qu' on ne luy dit point de mes nouvelles.
D' un autre costé, j' avois sujet de craindre que s' il m' arrivoit quelque scandale par la sotte jalousie du facteur, cela ne dégoûtast le philosophe de me mener avec luy.
Aprés avoir bien balancé toutes ces choses en moy-mesme, je pris le party le plus seur, qui fut d' envoyer faire un compliment de ma part au marchand, qui estoit maistre de la maison, et luy dire que quelques-uns de mes amis estoient arrivez à la ville, qui m' avoient obligé de ne les abandonner point de trois ou quatre jours ; et que je le suppliois de me faire la faveur, si durant ce temps-là nostre homme arrivoit, de m' en envoyer avertir chez l' ordinaire françois.
Cet expedient sembla me reüssir, le marchand promit de me donner cet avertissement avec soin, et ne tesmoigna point à celuy qui fit ce message, qu' il eust rien appris de tout le desordre.
J' eus l' esprit aucunement en repos de ce costé-là, et ne songeay plus qu' à lire dans des livres de geographie, et de divers voyages, pour considerer là dedans la temperature des climats, et la nature et coustume des peuples, que je me proposois d' aller visiter avec mon docte guide, quand il seroit venu me reprendre là, selon ses sermens.
Quelquesfois, lors que j' estois ennuyé de la lecture, je m' allois promener hors de la ville avec ce noble maistre d' hostel, qui m' avoit témoigné tant de reconnoissance d' un petit service, et qui me faisoit voir tous les jours que son affection s' augmentoit pour moy.
Il ne se passoit point de jour qui fut serain, sans que nous allassions causer sur ce beau gazon, qui n' a jamais esté renversé par le coutre ; et qu' on respecte depuis un temps immemorial en faveur du divertissement des citoyens de cette populeuse ville.
Là je luy racontois bien souvent quelques histoires que j' avois leuës, ou quelques contes divertissans, ausquels il prenoit un fort grand plaisir, et cet amy genereux et bien faisant se proposa secrettement de me tesmoigner sa bien-veillance, en cherchant pour moy parmy les seigneurs du païs, une condition avantageuse.
Un jour que j' estois attaché sur mes livres, il me vint trouver tout transporté de joye, et me dit en m' embrassant étroitement que je me preparasse à le suivre, et qu' il avoit fait ma fortune, pour peu que je fusse heureux.
Je fis semblant de luy en estre fort obligé, et de recevoir une grande joye de cette bonne nouvelle ; mais l' esperance que j' avois de voyager avec mon philosophe, et d' apprendre ses beaux secrets, m' avoit rendu toutes les autres douceurs insipides.
Je ne laissay pas toutesfois de mettre l' habit que je m' estois fait faire en Angleterre, et de m' ajuster pour voir les maistres à qui cet amy m' avoit donné, sans connoistre mes sentimens.



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De quelle maniere le page disgracié fut fait esclave d' une grande dame.


Ce genereux maistre d' hostel me mena chez un grand seigneur, où je ne vis rien que de magnifique : tous ses gens estoient vestus de velours, et ses estaffiers qui portoient tous son chiffre sur l' estomach en une plaque de vermeil doré, estoient tous de fort bonne mine ; mais je ne faisois que me mocquer en mon coeur de cette belle magnificence, croyant estre en une meilleure posture que les plus opulens milords.
Mon conducteur, assisté d' un de ses amis qui estoit habitué en Angleterre, me fit faire la reverence à une dame, et luy dit tant de bien de moy, que le rouge m' en vint au visage ; il luy parla de la gentillesse de mon esprit avec excez, et l' asseurant de ma fidelité me servit de respondant et plege.
Tout cela ne me plaisoit gueres, encore que je fisse bonne mine ; je n' avois point de dessein de m' engager que jusqu' au jour que le philosophe dégageroit la parole qu' il m' avoit donnée.
Cependant on commença de m' informer de l' employ que j' aurois dans cette maison, qui me seroit fort honorable, et ne me seroit point malaisé : c' estoit pour servir à l' instruction d' une jeune dame, fille de celle que j' avois saluée, et la rendre bien capable d' entendre et de parler ma langue.
Je ne commençois qu' à m' excuser avec modestie de me charger de ce digne soin, et d' alleguer sur cela mon peu de capacité, lors que j' apperceus venir ma pretenduë escoliere.
C' estoit une fille de treize ou quatorze ans, mais assez haute pour cet âge : son poil estoit chastain, son teint assez delicat et beau, ses yeux bien fendus et brillans, mais sur tout sa bouche estoit belle, et sans hyperbole, ses lévres estoient d' un plus beau rouge que le corail.
Je sentis un grand trouble à son arrivée, et si l' on m' eust à l' heure posé la main sur le costé, on eust bien reconnu aux palpitations de mon coeur, combien cet objet l' avoit esmeu.
J' allay luy baiser la robbe avec cette confusion estrange ; et lors qu' elle m' asseura qu' elle estoit bien aise d' avoir un precepteur de mon merite, et qu' il y avoit deux jours qu' elle estoit dans l' impatience de me voir, je me trouvay tout interdit : mon ame estoit tellement occupée à recevoir de delicieux objets par mes yeux et par mes oreilles, qu' elle n' avoit plus de soin de ma langue : il me semble que je ne respondis qu' en begayant, et qu' avec des expressions d' une timidité honteuse.
Incontinent aprés cet abord, ma belle escoliere se tourna vers sa mere, qui nous observoit, pour lui dire quelque chose de ce qu' il luy sembloit de ma façon, ou de la maniere qu' elle desiroit qu' on me traitast au logis ; puis luy ayant fait une reverence pour se retirer en son appartement, elle me commanda de la suivre.
J' entray avec elle, et deux de ses damoiselles, dans un cabinet magnifique ; sa lambrissure estoit faite avec un merveilleux artifice, et parmy l' or et l' azur dont elle esclattoit, on voyoit de petites peintures agreables et bien finies.
Sur une espece de cordon qui regnoit tout à l' entour de ce cabinet, on appercevoit de toutes les plus rares et les plus precieuses gentillesses qui se tirent du sein de la mer.
D' un costé vous voyez de grandes conques de nacre ; de l' autre costé c' estoient des vases de terre sigelée admirablement bien fabriqués, et meslez avec des pourcelaines transparentes, quelques petites figures d' or ou d' argent doré, posées sur leur pied-d' estal d' ebeine ; et qui estoient autant de chefs d' oeuvres de quelques celebres sculpteurs.
Il y avoit encore en ce beau reduit deux grands miroirs, où l' on se pouvoit voir tout entier ; et proche de cinq ou six carreaux de velours posez les uns sur les autres, sur qui cette belle s' assid, il y avoit une longue tablette d' argent suspenduë avec des cordons d' argent et de soye, et où je vis quantité de beaux livres arengez.
Lors que ma nouvelle maistresse se fut mise à son aise sur ses oreillers, elle se prit à me faire des interrogations de ma naissance, de mon élevation, et de ma fortune : je luy respondis à cela conformément au dessein que j' avois pris de cacher adroitement toutes ces choses.
Je luy dis que je me nommois Ariston, que j' estois fils d' un marchand assez honorable que j' avois perdu depuis un certain temps : et que n' ayant plus que ma mere, qui ne se vouloit plus mesler d' aucun negoce, je l' avois priée de me donner congé d' aller voir le monde, puis que je lui estois inutile dans la maison ; que mon dessein avoit esté de visiter les Païs-Bas, et la Holande, mais qu' ayant trouvé compagnie de connoissance, qui passoit en Angleterre, il m' avoit pris envie de la suivre.
Enfin que mon bon-heur m' ayant fait rencontrer une si digne maistresse qu' elle, j' avois perdu tout à coup la volonté d' errer par le monde, pour borner mon ambition d' une si glorieuse servitude.
La belle angloise tesmoigna qu' elle avoit pris plaisir à tout ce discours, et s' adressant aux damoiselles qui estoient auprés d' elle, leur en demanda leur avis, mais d' une façon qui estoit si fort en ma faveur, qu' elles ne lui pouvoient rien respondre là dessus qui ne fust à ma loüange.
Cependant un page entr' ouvrit la porte, et comme on luy eust demandé en anglois ce qu' il vouloit, et qu' il eust respondu là dessus, ma belle escoliere me dit en me touchant le bras avec la main : allez, c' est vous qu' on demande.



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comme le page disgracié et le maistre d' hostel se separerent.


Lors que je fus descendu avec le page jusqu' au bas de l' escalier, je trouvay que celuy qui me demandoit, estoit cet officieux maistre d' hostel à qui j' estois si fort redevable, qui me vouloit faire quelques leçons sur ma conduite, en l' honneste condition où je me voyois placé, et pour me faire aussi ses adieux.
Il m' asseura qu' il y avoit deux jours que toutes ses affaires estoient faites, et qu' il n' avoit differé de s' en aller, que pour me voir bien instalé dans cette maison devant son depart ; nous allâmes boire ensemble dans son logis, et de là je le conduisis jusque dans son paravos à six rames, qui le devoit mener promptement à Gravesines.
Avant que de s' embarquer, il me renouvella les protestations qu' il m' avoit faites par le chemin de me servir en toutes les choses où je le voudrois employer, et me força de garder pour l' amour de luy un petit rocher de diamans qu' il avoit au doigt, prenant en eschange un petit jonc d' or que j' avois au mien ; et fit toutes ces choses là de si bonne grace qu' il en rehaussa de beaucoup le prix.
Je ne me separay point de luy sans quelques larmes, et je ne me retiray point de dessus le bord de la Tamise, jusqu' à ce que je l' eus perdu de veuë.
De là je revins tout triste au logis de ma belle escoliere, admirant la generosité de cet amy nouveau, qui dans une condition servile, faisoit paroistre un coeur si franc et si noble.



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Les premieres amours du page disgracié.


Comme toutes les nouveautez plaisent à l' abord, je n' eus gueres le loisir tout ce jour de ratiociner sur mes avantures.
Il falut que je me tinsse tousjours preparé pour respondre à toutes les demandes qui m' estoient faites continuellement, soit par la fille, par la mere, ou par les damoiselles du logis : mais je n' oubliay pas pour cela l' homme que j' attendois avec tant d' impatience, et qui me devoit rendre par ses secrets si sain, si riche, et si satisfait.
Dés qu' il fut jour, et que la porte de la maison fut ouverte, je ne manquay pas de m' en aller chez l' ordinaire françois, pour sçavoir si le marchand chez qui j' avois logé en arrivant, ne m' auroit point envoyé des nouvelles touchant l' homme extraordinaire qui devoit venir me chercher en sa maison.
Je n' en appris rien du tout ; et ne pûs faire autre chose que de donner de l' argent à un serviteur de là dedans, qui estoit un garçon intelligent et adroit, afin que de jour à autre il s' allast enquerir chez le marchand s' il n' y seroit point arrivé un estranger fait comme celuy que j' attendois.
Cependant je commençay d' exercer la charge qu' on m' avoit donnée, et je n' eus pas esté trois ou quatre jours dans cette exercice, que ma belle escoliere trouva quelque chose d' agreable en ma maniere d' enseigner.
Au commencement je ne faisois rien que l' avertir quand elle mesloit quelque mauvaise prononciation dans ses paroles, ou luy expliquer quelques phrases qu' elle trouvoit difficiles.
Mais comme elle se fut un peu accoustumée à mon visage, et m' eust témoigné qu' elle prenoit plaisir à m' entendre, je trouvay de certains biais pour m' insinuer à luy faire de petits contes, puis à luy reciter des avantures de romans.
Et tout cela me fit faire quelques progrez dans le dessein de me mettre en ses bonnes graces.
Elle sçavoit quelques evenemens particuliers arrivez à des amans de cette isle, et c' estoient pour moy des histoires toutes nouvelles.
Mais elle sçavoit fort peu de la fable, et presque rien de ces romans heroïques dont on fait estime ; elle n' avoit encore jamais fait de reflexions sur cet industrieux ouvrage qui fust balancé avec l' or et les perles d' une mythre, elle n' avoit jamais rien appris de ces ingenieuses nouvelles, par qui l' excellent Arioste empescha son nom de vieillir ; elle n' avoit encore rien sceu de ces glorieux travaux, par qui la sublime plume du Tasse rendit sa reputation immortelle, en conduisant le grand Godefroy à la terre-sainte : et quand je luy découvris que j' estois capable de l' instruire aucunement de ces agreables matieres, elle crut avoir découvert en moy quelque mine fort precieuse ; elle se flatta de la vanité de pouvoir bien tost devenir sçavante, sans que cette acquisition lui coûtast beaucoup de peine, puis qu' elle n' auroit qu' à me donner de l' attention pour recevoir toute ma lecture.
Elle se proposa pour cet effet, de ne laisser passer aucune occasion où elle me pust obliger, sans le faire de bonne grace ; elle me rendit mille bons offices auprés de sa mere, et bien qu' elle fust chargée d' années, et qu' elle fust d' une humeur fort serieuse, cette adroite fille l' obligea souvent d' entendre des contes frivoles.
Elle me fit quantité de petits presens, comme de tableaux sur marbre avec des bordures enrichies de lapis et d' argent doré, elle me donna encore quelque argenterie, comme des chandeliers d' estude, et de petites plaques d' argent pour mettre à la ruelle de mon lit.
Un jour mesme aprés avoir apperceu le diamant que je portois, elle s' avisa de commander secretement à une de ses filles de me demander à voir mon anneau, pour remarquer la grandeur de mon doigt, afin de m' en donner un autre beaucoup plus riche.
Je fus tout estonné de l' adresse dont elle se servit, pour me faire ce present, et du moyen qu' elle trouva pour faire imputer au hazard cette liberalité qu' elle me fit avec dessein.
Cette belle en tirant son gand laissa tomber la bague à terre, en un temps où il n' y avoit que moy auprés d' elle : et lors que je l' eus ramassée, et que je luy pensay presenter, elle me dit que cet anneau ne pouvoit estre en meilleures mains, qu' elle vouloit que je le gardasse pour l' amour d' elle.
Toutes ces faveurs qui me venoient d' une excellente beauté, furent les allumettes qui produisirent en mon ame un merveilleux embrasement : et je trouvois desja tant de charmes en cette agreable escoliere, qu' à peine je me fusse resolu de la quiter, quand bien j' eusse veu venir le philosophe qui me promettoit de si belles choses.
à force de considerer cette belle fille, j' en avois peint l' image en mon ame ; et cette agreable peinture erroit continuellement dans ma pensée ; il me sembloit que je la voyois tousjours, encore que je la perdisse de veuë à quelques heures du jour, et tout le temps qu' elle estoit au lit ; et ce poison que j' avois innocemment beu par les yeux, ne fust pas long temps à manifester sa malice dans mon coeur.
Je reconnus qu' insensiblement ce mal avoit gagné ma raison, et que j' aymois plus tendrement cette personne qu' il n' estoit necessaire pour la tranquilité de mon esprit.
Elle n' estoit pas seulement presente à mes veilles, je la voyois encore en mes songes, si bien que je n' estois plus un moment sans inquietude.



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Quelle fust la premiere preuve d' affection que le page disgracié receut de sa maistresse.


Ma belle escoliere s' aperceut bien que je l' honorois cherement, et ne fust pas faschée de voir ma folie ; jugeant possible qu' elle luy seroit utile, et que cette secrette passion m' obligeroit à me rendre plus soigneux de l' entretenir et de l' instruire.
Puis l' amour respectueuse et secrette ne peut estre desagreable qu' aux femmes qui sont prevenuës de quelque puissante aversion.
De moy qui m' en voyois estimé, et qui n' avois point perdu le courage par la perte de ma fortune, je me proposay insolemment de luy tesmoigner ma passion par toutes sortes de soins et de services, attendant que je peusse prendre l' occasion de luy descouvrir ma veritable naissance.
Un jour qu' une belle fille de ses cousines la vint visiter en la compagnie de sa mere, elle voulut la regaler, et tandis que leurs meres s' entretenoient sur des affaires fort serieuses, mon escoliere fit faire la collation à sa parente, et l' ayant conduite dans son cabinet, me commanda de leur venir conter quelque belle histoire.
Pour obeïr à ce commandement, et ne m' engager pas en une matiere qui leur pût estre ennuyeuse, j' entrepris de leur raconter les avantures de Psiché, et je ne me trouvay pas alors en mauvaise humeur de debiter ces bagatelles.
Entr' autres choses je leur fis une description des beautez d' amour, qu' elles trouverent merveilleuse, pource que je pris un stile poëtique.
Je ne me contentay pas de leur representer tout le corps de Cupidon, comme une belle statuë d' albatre qu' on auroit couchée sur un lit, et de faire ses cheveux d' une agreable confusion de filets d' or.
Je leur voulus encore depeindre en ce sujet des choses qu' on ne voyoit pas.
Je leur voulus faire voir ses yeux, encore qu' ils fussent couverts de leurs paupieres ; et j' eus la hardiesse de dire que c' estoient deux brillans saphirs, que cachoient deux feüilles de rose.
Je leur representay sa bouche de la forme et de la proportion la plus accomplie, et leur dis que le vif coral de ses levres couvroit encore deux rangs de perles plus blanches et plus precieuses que toutes celles que donne la mer.
En suite de cela je figuray l' indiscretion de Psiché dans les transports de sa joye, et comme l' amour nuisit à l' amour, lors que par une aveugle precipitation elle respandit sur son aisle une goute d' huile ardente.
Aprés je vins à l' épouventable reveil de Cupidon, et luy fis faire des reproches à ma fantaisie, et que ces belles damoiselles approuverent, encore qu' elles tinssent l' autre party.
Mais comme je fis les plaintes de cette amante infortunée, qui n' avoit desobéy à ce petit dieu que par surprise, et par de noires sujestions, et qui ne l' avoit bruslé que par une ardeur innocente, les filles qui m' escoutoient en vinrent aux larmes.
Ma maistresse se mit un evantail de plumes devant les yeux, afin qu' on ne s' apperceut pas qu' ils estoient humides ; mais sa cousine moins scrupuleuse ne feignit point de porter son mouchoir sur les siens, et de confesser ingenuëment qu' elle estoit esmeuë de douleur par des expressions si tendres.
Incontinent aprés cet effet de ma jeune et folle eloquence, et lors que ces belles filles revenuës de leur émotion se preparoient pour oüyr le reste de mon histoire, la vieille parente de la maison vint à faire ses complimens pour s' en aller, et l' on en vint avertir sa fille.
Si bien que je n' achevay point lors ma fable, mais ce fut une partie qui fut remise au premier jour que les deux cousines seroient ensemble.
La parente de ma maistresse me fit à ce depart des complimens fort particuliers, et je pûs lire dans ses yeux que si je n' eusse pas esté engagé ailleurs, je n' eusse pas manqué de maistresse.
Je respondis à toutes choses avec autant de modestie que de tesmoignage de ressentiment.
Cependant mon escoliere qui fut presente à ce mystere, interpreta malicieusement une civilité fort innocente.
Aprés que sa cousine fut partie elle retourna dans son cabinet, et me commanda de l' y suivre, feignant qu' elle vouloit sçavoir le reste des avantures de Psiché ; mais comme je fus auprés d' elle, elle ne me parla point sur cette matiere, ou si elle m' en dit quelque chose ce fut comme un simple accessoire, et non pas comme le principal de son discours.
Elle fut un quart d' heure en silence, me regardant de fois à autre, avec des yeux qui faisoient les cruels et les furieux, et lors qu' elle ouvrit la bouche ce fut pour me faire une superbe reproche des loüanges que j' avois receuës d' une autre bouche : comme si je les avois mandiées avec empressement, moy qui ne les avois point attenduës.
Cette ame altiere me demanda fierement si je n' avois pas esté charmé de l' esprit et de la beauté de sa parente, et si ce n' estoit pas un sujet capable de me débaucher de son service ? Elle adjousta encore à ces choses, qu' elle ne me vouloit pas retenir auprés d' elle avec tyrannie, si j' avois quelque dessein de la quitter, et que je devois agir en ce choix sans nulle contrainte.
à ce discours j' eus le coeur saisi et devins si pasle, que ma belle maistresse put facilement s' appercevoir de ma douleur ; et mesme eust occasion de se repentir de l' avoir causée.
Je luy respondis là dessus, lors que je me fus un peu recueilly, que ses soupçons m' estoient outrageux, et qu' il n' y avoit point d' apparence qu' elle eust jamais de telles pensées ; que je n' estois plus libre depuis qu' elle m' avoit honoré de ses premiers commandemens ; et que s' il m' arrivoit le malheur d' estre esloigné de son service, je n' aurois jamais la lascheté de servir une autre maistresse.
Qu' elle seule avoit le merite qui estoit capable de me captiver, et que ses graces et ses bontez jointes à sa rare beauté, estoient pour moy des chaînes indissolubles.
Nostre conference dura deux heures, et me fut tellement agreable qu' elle me passa pour un moment ; je trouvay qu' elle estoit de la forme de ces pieces de theatre, où la serenité suit l' orage, et dont le commencement est meslé de matieres de troubles et d' inquietudes, la plus part du reste plein de peril et de douleur, mais qui finissent toûjours en joye.
J' avois joüé le personnage d' innocent accusé, elle celuy de juge prevenu, et de partie vindicative : mais aprés un long plaidoyé, nous nous retirasmes en bon accord.



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Comme le page disgracié fut en confidence avec la favorite de sa maistresse.


Nostre conversation ne fut troublée de personne, mais il y eust toutesfois une damoiselle de la maison, qui en voulut faire son profit ; c' estoit un esprit delié qui penetra bien tost dans nos secrets, mais qui ne fit jamais rien à mon prejudice.
Cette adroite personne qui étoit favorite de ma maistresse, et qui nous avoit veu parler si long-temps ensemble, vint à ma rencontre sur le degré comme je sortois du cabinet, et m' ayant consideré de fort prés en une grande croisée, où le jour donnoit encore beaucoup, elle me dit comme en riant : estes-vous malade que vous me paroissez si changé ? Vous avez les yeux humides et rouges, on diroit que vous auriez pleuré, et mesme je voy sur vos jouës une maniere de trace de larmes que vous n' aviez pas tantost.
je fus tout surpris de ces paroles, et parmy ma confusion, je cherchay de fausses couleurs pour luy donner quelque raison de ce qu' elle voyoit en mon visage ; mais cette fille m' asseura qu' elle en connoissoit bien le vray sujet, et me dit qu' elle me conseilloit de vivre en sorte qu' il ne fut point connu de quelqu' autre, pource que cela me seroit fort dangereux.
Que je n' avois rien à craindre pour elle qui estoit discrete, et tres-fidele à nostre commune maistresse, mais que toute autre personne, qui descouvriroit quelque chose de cette temeraire passion, seroit capable de l' esventer et de me perdre absolument.
Sur tout que j' eusse pour suspect d' envie et d' inimitié, un certain escuyer de la maison qu' elle soupçonnoit aymer en mesme lieu que moy, et qui ne pouvoit jamais esperer de recevoir de traitemens si favorables.
Elle me dit beaucoup de particularitez sur ce sujet, qui seroient trop longues pour estre escrites ; il suffira que je die que je fus pleinement instruit de la folie d' un jeune homme qui aymoit avec passion, et qui n' osoit descouvrir son mal à celle qui en estoit la cause ; mais qui le faisoit deviner presque à tout le monde, par une melancholie extraordinaire, et des soins qu' il rendoit avec tant de diligence, et d' assiduité, qu' ils paroissoient plûtost des marques d' amour que des effets du devoir.
Aprés ces bonnes instructions, et des protestations de part et d' autre de nous servir à jamais avec beaucoup d' affection et de fidelité, sans toutesfois que je luy descouvrisse rien d' important de ma passion naissante, je me retiray dans ma chambre.
Mais ce ne fut pas pour y digerer ses bons avis, et pour y tirer fruit de sa prudence.
Ce fut pour m' y pouvoir entretenir en liberté des charmes que j' avois trouvez en la beauté de ma maistresse, et pour y gouster à loisir de ce doux poison qu' elle avoit n' agueres versé dans mon coeur par mes yeux et par mes oreilles.
Je fis mille agreables reflexions sur cette petite jalousie qu' elle avoit tesmoigné avoir de moy, et j' en tiray des conclusions qui estoient toutes à mon avantage ; sur tout je flatois mes esperances naissantes de l' agreable souvenir d' une faveur que je n' ay jamais peu oublier ; ce fut un baiser qui me fut possible donné plustost par un mouvement de pitié, que par un transport d' amour, mais qui m' avoit ravy de joye de quelque origine dont il fut venu.
C' est une chose estrange que les sensibilitez que donne l' amour, soit pour la joye ou pour la douleur ; et ceux qui ont vescu sans les ressentir peuvent estre accusez avec raison d' estre morts stupides.
Ce feu subtil et vivifiant éveille les ames les plus assoupies, et subtilise facilement les sentimens les plus grossiers ; dés que l' esprit en est embrasé, il prend une certaine activité qui n' est naturelle qu' à la flamme, mais dans cette delicatesse, que l' ame acquiert pour tout ce qui concerne la chose aymée, si l' on est sensible aux moindres faveurs, on n' est insensible aux moindres injures, et ce commerce est un agreable champ, où les espines sont en plus grand nombre que les roses.
Comme un regard favorable, un petit soûris, un mot indulgent, ravissent de joye en de certaines occasions, aussi ne faut-il en quelques rencontres qu' un petit refus, qu' un coup d' oeil altier, et mesme qu' une legere froideur, pour faire mourir de déplaisir ? Amour est un tyran désordonné qui fait connoistre sa grandeur sans aucune moderation ; quand il donne ce sont des profusions estranges, mais quand il exige il n' oste pas seulement la franchise, et le repos à ses sujets ; il les dépoüille de toute sorte de bien, et ne leur laisse pas mesme l' esperance de voir diminuer leurs maux.



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Par quelle innocente occasion le page disgracié s' attira la haine d' un escuyer de la maison qui estoit secretement amoureux de sa maistresse.


Le lendemain je me levay presque aussi matin que le jour, et m' allant promener en un jardin, j' allay faire repasser en mon esprit toutes les avantures de ma vie ; j' y trouvay dans ma memoire un merveilleux tableau de l' inconstance des choses ; je m' y vis comme un fruit nouveau que l' on consacroit au bon-heur, je m' y retrouvay tel qu' un festu qu' avoit balayé la fortune ; j' y tremblay au souvenir des perils passez, j' y souspiray de l' esperance des biens à venir, et ne m' avisay pas que j' y servois de joüet à mes passions.
Un page moins fameux que moy pour les disgraces, ou pour le bon-heur, me vint enfin tirer de mes profondes reveries, en me venant avertir que nostre maistresse me demandoit ; et je ne differay pas un instant à luy rendre cette obeïssance.
Je la trouvay dans son cabinet, plus belle mille fois qu' elle ne m' avoit jamais paru, et plus soigneusement ajustée ; elle avoit un deshabillé de satin de couleur de roses à fonds d' argent, avec lequel elle eust pû representer une aurore ; ses beaux cheveux estoient bouclez avec autant d' art que si elle eust esté coëffée de la main des graces ; et j' apperceus sur son visage un aussi grand esclat de blancheur, que si l' on eust étendu dessus de cette huile de talc si recherchée ; et pour mon tourment je ne sçay qui avoit mis de nouveaux brillans dans ses yeux, qui me firent abaisser la veuë.
à l' abord elle me prit par le bras et s' estant remise dans sa chaise, elle me demanda comme j' avois passé la nuit, et de quelle sorte je me trouvois à son service ; je ne luy celay pas que j' avois fort peu reposé, mais pour ce qui concernoit l' estat de ma servitude, je luy protestay que c' estoient les fers les plus agreables du monde, et qu' il n' y avoit point de couronnes en l' univers pour lesquelles j' eusse voulu donner mes chesnes : en suite de ses complimens poëtiques, j' ajoustay le plus adroitement que je pûs mille traicts d' adoration, mais avec toutes les circonspections imaginables, de crainte qu' on ne s' apperceût de ma temeraire passion.
Nostre douce conversation fut interrompuë trois ou quatre fois par les allées et venuës des demoiselles du logis, qui luy venoient dire quelque chose de la part de sa mere ; mais elle ne finit que lors qu' on la vint querir pour disner.
Et si la bien sceance des choses l' empescha durant ce temps de continuer de m' entendre et de me parler, son adresse me fut si favorable, que j' eus encore l' honneur de continuer de la voir et de la servir.
Elle s' avisa de donner sur le champ deux ou trois commissions au gentilhomme qui la servoit à table, et me commanda de me tenir auprés d' elle pour la servir en sa place.
Ainsi l' escuyer dont j' avois à me garder fut interdit plusieurs fois de son office, et je fus choisi pour l' exercer par commission.
Mais cet homme enragé d' amour, et desesperé de voir que je faisois sa charge, me la voulut faire payer bien cherement, et par une épouventable jalousie de ce que j' avois donné à boire à nostre maistresse pendant son absence, entreprit depuis de me donner à manger d' une dangereuse viande.



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Seconde jalousie de la maistresse du page disgracié, et l' invention qu' il trouva pour n' estre pas soupçonné d' amour, surpris en pleurant auprés d' elle.


Deux jours ne se passerent point que la parente de ma maistresse ne l' envoyast complimenter.
Entre autres choses elle la fit avertir que sa mere estoit indisposée, et conjurer en cas qu' elle luy rendit visite, de luy faire la faveur de m' amener à son logis, afin qu' elle peut apprendre le reste de la fable que j' avois commencé de leur conter.
Le page qu' elle avoit envoyé estoit françois, et ma maistresse, aprés avoir leu le billet qu' elle avoit receu, s' avisa qu' il me parloit à l' oreille, et son esprit en fut alarmé.
Les choses que le page me disoit n' estoient de nulle consequence ; il me demandoit seulement combien de temps il y avoit que j' estois en Angleterre, et si je trouverois bon qu' il me vint voir à ses heures de loisir, afin de me dire tout ce qu' il sçavoit qui me pourroit estre utile, touchant les moeurs et les coustumes des anglois, avec lesquels il estoit habitué depuis cinq ou six ans, etc.
Mais cette jeune beauté, qui commençoit à me regarder de bon oeil, eut mauvaise opinion de cet innocent mystere : elle s' imagina que sa cousine pourroit bien avoir envoyé ce messager pour me pratiquer et me débaucher de son service, ayant desja pris de l' ombrage de ce qu' elle sembloit me louër avec affectation.
Je la vis toute esmuë, et toute inquiétée, soit à cause du message qu' on luy avoit fait, ou de ce qu' elle voyoit que je prestois l' oreille aux discours du page ; elle tint quelque temps les yeux arrestez sur moy, et dés qu' elle apperceut que je m' en prenois garde, elle fit signe au page qu' il la suivist, et courut à la chambre de sa mere.
Je demeuray quelque temps interdit, d' avoir veu la mauvaise humeur où se trouvoit ma maistresse, mais je n' en pouvois deviner la cause.
Enfin, je la vois revenir avec le page à qui elle achevoit de dire en anglois tout ce qu' elle vouloit qu' il rapportast à sa cousine, et comme si ce garçon eust esté d' intelligence avec mon mal-heur, pour me mettre mal avec ma maistresse, il s' arresta long temps à la porte du degré, me faisant signe des yeux de fois à autre, comme s' il eust encore voulu parler.
Ma maistresse observa curieusement toutes les grimaces, et en tira des conclusions qui la piquerent et qui l' obligerent à me tenir un discours qui me jetta dans un grand trouble.
Aprés la retraite de ce compatriote indiscret, ma belle et chere idole demeura quelque temps pensive, puis m' appellant vers une fenestre de la sale où nous estions, elle me dit avec un sous-ris amer, et comme une personne outrée de quelque grand déplaisir : hé ! Bien, mon petit maistre, vous allez estre resjouy ? Vous aurez sans doute peu de regret de changer ainsi d' escoliere ? N' est-il pas vray que ma cousine vous oblige fort en vous demandant à ma mere pour luy rendre les mesmes soins que vous me rendez ? Sans mentir c' est une fort belle fille, et dont l' esprit vous paroistra fort agreable ; mais elle ne vous aymera pas mieux que moy.
à ces mots ses beaux yeux devinrent humides ; et pour ne me laisser rien voir sur son visage de son despit et de sa douleur, elle fit effort pour s' envoler ; mais je la retins par sa robe, et me mettant sur un genou, je luy respondis : comment, madame, quelle nouvelle est-ce que vous m' apportez ? croyez-vous que je vous puisse jamais quitter pour servir une autre maistresse ? Auriez-vous bien si mauvaise opinion de la grandeur de vostre merite, ou de la bonté de mes sentimens, pour croire que je voulusse changer de cheines non pas quand elles me seroient faites de diamans, et quand elles me seroient données pour les gages asseurez d' une couronne ? Sachez que j' embrasseray plutost la mort que ce changement, et que le tombeau me recevra, s' il faut que vous m' abandonniez.
lorsque j' achevay de dire ces paroles, j' avois le coeur si soulevé de sanglots, et les yeux si fondus en larmes, que ma belle maistresse en eut beaucoup de pitié.
Elle m' aida à me relever, me laissa long-temps baiser sa main que j' arousais toujours de larmes, et me dit des choses si favorables que j' eus sujet de benir une affliction qui fut si doucement consolée.
Il arriva là dessus que la maistresse de la maison sortit de sa chambre, et venant à nous, elle faillit à nous surprendre, et à voir les pleurs que je repandois ; mais, si tost que j' entendis un peu de bruit je m' avisay d' un assez plaisant stratageme, pour donner quelque faux pretexte à mes yeux tous enflés de larmes, et qui devoient estre trés rouges.
C' est qu' en portant mon mouchoir dessus, je fis semblant de pleurer de rire, et j' executay ce dessein si naïvement, que la bonne femme y fut trompée.
Elle me demanda d' abord ce que j' avois à rire ainsi, mais je fus encore long-temps sans luy rien respondre, me pressant contre la tapisserie, et faisant comme si par respect j' eusse estoufé un immodéré desir de rire.
Je luy demanday pardon de cette foiblesse où j' estois tombé à la veuë du plus ridicule spectacle du monde ; je fus enquis de ce que c' estoit, et la mere en demandoit desja l' occasion à sa fille, croyant que je n' aurois pas la force de lui raconter sans retomber dans l' excez du rire ? Lors que je luy dis que c' estoit un fort petit homme, un visage de singe, bossu devant et derriere, et crotesquement habillé, qui passant devant les fenestres, estoit tombé si lourdement sur le col de sa guilledine, comme son animal avoit bronché, que son manteau luy estoit volé par dessus la teste, et que l' équillette de ses chausses s' estant rompuë par ce grand effort, il avoit montré son derriere : j' ajoustay à cela que j' estois honteux de n' avoir pas eu assez de force pour me retenir de rire si fort de cette avanture, mais que tout cela estoit arrivé si plaisamment, que je n' aurois peu m' en empescher, quand bien j' en eusse deu mourir.
La vieille dame rit un peu de ceste histoire, et donna ces mouvemens indiscrets à ma jeunesse, mais sa fille admira mon invention, et me sceut bon gré de cet artifice.
Aprés que ce propos fust achevé, l' on en commença un autre qui ne me fut guerre agreable : c' est qu' ayant des affaires d' importance qui l' empeschoient de sortir de tout ce jour, la bonne mere fut d' avis que j' allasse faire de sa part quelques complimens à sa soeur, et quoy que mon escoliere dit pour faire donner cette commission à quelqu' autre, ce fut une chose toute resoluë ; j' allay donc faire ce message, quoy qu' à contre-coeur, me doutant bien que ce me seroit une nouvelle matiere de trouble.



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