L' arrivee du page disgracié à Londres, et
la mauvaise fortune qu' il eust chez un
marchand.
Si tost que je fus au logis du marchand,
dont mon philosophe m' avoit parlé, et qu' il
eust ouvert le billet que je lui portois de cette
part, il me fit beaucoup de caresses, et donna
ordre qu' on me traitast comme si j' eusse esté
quelqu' un des enfans de la maison.
Cetuy-cy
estoit un homme fort riche, et qui trafiquoit
en beaucoup de provinces éloignées.
Il avoit
au moins deux ou trois vaisseaux bien équipez.
Tout ce qui me fit peine en sa maison,
c' est qu' il n' y avoit que luy là dedans qui
sceust entendre ma langue, tellement que lors
qu' il en estoit sorty pour quelque affaire, je
ne sçavois comment demander les choses dont
j' avois besoin.
Je m' allay plaindre de cette
incommodité chez un ordinaire françois, où
logeoit le maistre d' hostel, dont j' avois acquis
les bonnes graces : il y eust là dedans un
honneste homme, qui par compassion de la
peine où j' estois, me fournit d' un petit livre
imprimé à Londres, qui m' enseigna la maniere
de demander tout ce qui me seroit necessaire :
en moins de rien je le sçeus par
coeur, et mesme avec sa naturelle prononciation,
à la faveur de quelques valets du logis,
qui prirent plaisir à me l' apprendre.
Mais
cette nouvelle connoissance qui me devoit
apporter de la commodité me fut extrémement
incommode.
Ce marchand avoit un de
ses proches parens chez luy pour lui servir de
facteur dont la femme estoit assez belle, au
moins elle étoit blanche, vermeille et en bon
poinct, n' ayant au plus que vingt-deux ou
vingt-trois ans.
Cette femme dont le mary
n' estoit nullement bien fait, jetta possible les
yeux sur moy pour m' embarquer dans quelque
pratique amoureuse ; je m' apperceus
qu' elle me regardoit avec de grands yeux, et
me lançoit beaucoup de regards à la dérobée,
et qu' elle prenoit grand plaisir à m' entendre
prononcer les mots que je sçavois de sa langue.
Un soir qu' il y avoit peu de gens au
logis qui estoient encores occupez à descendre
quelques tonnes de marchandise dans une
espece de cave, elle me vint trouver en ma
chambre, et comme si j' eusse esté capable de
l' entendre, elle me fit un discours avec beaucoup
d' emotion, qui dura bien demy quart-d' heure ;
je ne sçeus rien répondre à tout
cela.
Mais elle fit semblant de croire que je
me mocquois, et reprit ses discours de plus
belle.
Enfin, comme elle eust bien lassé ma
patience, je luy voulus parler par signes,
mais elle se retira soudain, et ne me donna
qu' un
gdoboy .
Cette femme revint plusieurs
fois à ma chambre pour me continuer ses
beaux discours, ausquels je n' entendois rien,
et ne vouloit point estre interrompuë en les
faisant, de peur qu' elle avoit que j' en perdisse
la suite.
Aprés qu' elle m' eust long-temps
importuné de ses douces conversations, où
je ne pouvois comprendre aucune chose, il se
presenta une occasion qui finit nostre comedie.
Ce fust qu' un soir son mary revint de la
ville aprés avoir fait grande chere : le boire
avec excez, en ce quartier, n' estant pas tenu
pour un vice.
C' estoit un ouvrage de Bachus
auquel il ne restoit plus rien que la parole,
encore ne luy estoit-elle pas demeurée bien
nette : les continuels hocquets la rendoient
mal intelligible, et sa teste estoit si pesante
que ses jambes mal asseurées succomboient
souvent sous le faix.
Comme c' est la coustume
de ceux qui ont trop beu de vouloir encore
boire, cet homme ne fust pas plustost entré
en son appartement qu' il se fit apporter du
vin, et commanda qu' on me fit venir pour
luy tenir compagnie à souper.
J' y vins et fus
present à ce spectacle desagreable.
J' appris
là qu' il n' y a rien qui puisse mieux donner
de l' horreur du vice que la propre image du
vice, et que les grecs estoient bien sensez qui
faisoient enyvrer leurs esclaves devant leurs
enfans pour leur imprimer la temperance.
Ce
facteur fist à table beaucoup d' actions indecentes,
et tesmoigna par ses paroles, et par
ses gestes, qu' il ne luy restoit plus rien de
cet avantage que nous avons sur les autres
animaux.
Cependant sa femme n' en faisoit
que sousrire : et ne se rendant pas plus sage
par cet exemple, prenoit le chemin pour arriver
au mesme point.
Elle vuida plusieurs fois
une grande tasse de vermeil doré, faite en
navire, et j' eus quelque doute que sa raison
ferait naufrage par cette voie.
Enfin son
mary tomba de la table, et ce fut tout ce que
nous peusmes faire, sa femme, deux de ses
serviteurs et moy, que de le porter sur son
lit.
Je m' estois retiré dans ma chambre aprés
lui avoir rendu ce bon office, lors que sa
femme me vint tirer par le bras, et sans me
donner le loisir de reprendre mon pourpoint,
me ramena avec un flambeau dans la ruelle
de son lit.
Je ne la suivis que par force, et ne
sçavois ce qu' elle vouloit de moy, quand elle
s' assit sur le bord du lit, et tirant de dessous
un grand pot plein de vin, elle m' invita d' en
remplir la navire, qui estoit à terre auprés
d' elle.
Je luy fis beaucoup de signes du peu
d' envie que j' avois de boire : mais elle ne se
contenta pas de cela, elle remplit la tasse, et
me montrant qu' elle alloit boire à ma santé,
elle n' en laissa pas une goute.
Puis elle
m' equippa le mesme vaisseau, afin que je le
conduisisse de pareille sorte ; la main luy
trembloit si fort en me le presentant, qu' elle
respandit une partie du vin qu' elle me vouloit
faire boire ; mais j' avois si peu d' amour
pour cette liqueur, que je ne me pouvois resoudre
à boire le reste.
Et comme j' estois en
cette peine, et que j' avois desja la tasse à la
bouche pour prendre à contre coeur cette medecine,
je m' apperceus d' une belle occasion
pour m' en exempter ; c' est que l' angloise
tourna la teste du costé qu' estoit son mary,
pour voir s' il dormoit profondement.
Je pris
ce temps avec adresse pour verser doucement
le vin sur mon espale, aymant mieux que
ma chemise en fust tachée, que mon estomach
en fust offensé.
Ma bachante ne s' apperceut
pas de cette ruse, et comme transportée de je
ne sçay quelle fureur, me mit les deux mains
dans les cheveux, et m' approchant la teste de
son visage me fit un hocquet au nez, qui ne
me fut point agreable.
Je m' efforçay de m' en
dépestrer, mais elle me tenoit si fort qu' il ne
fust pas possible, et là dessus il luy prit un certain
mal de coeur qui deshonora toute ma teste,
tout le vin qu' elle avoit beu luy sortit tout
à coup de la bouche, et je ne pûs faire autre
chose que baisser un peu le front pour sauver
mon visage de ce deluge.
J' eus les cheveux
tout trempez de cet orage, et l' horreur que
cet accident m' apporta me fit faire un si grand
effort pour me sauver des mains de cette insensée,
qu' elle fut contrainte de quiter prise.
Le souvenir de cette vilaine action me fit le
lendemain tenir sur mes gardes, pour eviter
les occasions de me rencontrer seul avec cette
belle impudente ; mais elle-mesme mieux
avisée, lors que son vin fut evacué, me donna
bien tost conseil de sortir tout à fait de la
maison.