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Tristan l'Hermitte

Le Page Disgracié
(Première Partie)

Chapitre 1 a 10

Chapitre 21 a 30
La Cyber Bibliothèque de l'amateur de Poésie

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CHAPITRE 11


De la paix fourée qui fut faite entre le page disgracié et son precepteur.


Le lendemain nostre precepteur vint avec mon maistre trouver le prince, pour luy faire des plaintes du mauvais traitement qu' il avoit receu, mais nous l' avions desja informé de cette affaire : et l' action du precepteur passant pour une violence, fit que le prince eust peu d' égard à celle qu' il avoit soufferte. Il eust beau declamer contre moy, il fut contraint d' obëir à cette puissance absoluë qui luy commandoit de me pardonner.
Mais s' il fit semblant de ceder à l' authorité de ce pouvoir legitime, il ne laissa pas de contenter effectivement une animosité qu' il tenoit pour fort raisonnable. Il estoit desja dans l' impatience de trouver quelque nouvelle couleur, pour me punir de l' insolence du page, lors que cette occasion se presenta.
Le poëte des comediens ayant appris que j' estois retourné en grace auprés de mon maistre, ne manqua pas de me venir voir, afin que je le luy fisse saluër, comme je luy avois promis. Je le presentay de bonne grace ; il eut l' honneur d' entretenir une demie heure ce jeune prince, et mesme il eut la satisfaction d' en recevoir quelque liberalité, ayant fait sur le champ ces quatre vers à sa gloire : ma muse à ce prince si beau consacre un monde de loüanges qui volent au palais des anges, et sont exemptes du tombeau.
Quoy que ces vers eussent des defauts, nous n' estions pas capables de les pouvoir discerner ; et nous trouvions seulement agreables ces termes empoulez qu' il avoit recueillis vers les Pyrenées.
Je ne sçay comment, en prenant congé de mon maistre, ce poëte débauché dit inopinement quelque mot sale, et qu' il avoit accoûtumé d' entremesler en tous ses discours.
Nostre precepteur en fut adverty, qui prit ce pretexte pour se vanger de l' affront qu' il avoit receu pour mon sujet. Il me vint surprendre le lendemain au matin, et me fit une grande remonstrance sur la discretion qu' il faloit garder à faire connoistre de nouveaux visages à un jeune prince : et m' agrava fort la hardiesse que j' avois prise de presenter à mon maistre un homme inconnu et vicieux.
Mais il acheva son exhortation par tant de coups de verges, que je perdois l' esperance de les voir finir ; et je reconnus aisement que cette punition venoit moins de la langue licencieuse qui avoit blessé les chastes oreilles de mon maistre, que de la temerité du poing qui avoit cassé les dents de mon precepteur.


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Comme le page disgracié fut prié de donner son jugement sur une belle ode.


Cette severe remonstrance me rendit à l' avenir fort retenu, mais elle ne m' osta point le goust du tout de la poësie, et l' affection que j' avois pour recueillir les plus beaux vers.
Nous avions en cette maison un escuyer fort galant homme, et qui estoit consideré pour avoir fait plusieurs combats memorables, et pour estre un esprit adroit, et sensé : ce personnage avoit quelque estime, et quelque bonne volonté pour moy ; et me donnoit quelquefois des avis, qui valoient bien les leçons de nostre precepteur ; aussi j' estois bien aise de mon costé d' entretenir son amitié, par les marques que je luy donnois de mon estime, et du plaisir que je goustois en sa conversation.
Il faisoit agreablement un conte ; et comme il sçavoit bien debiter les bonnes choses, il prenoit grand plaisir d' en entendre.
C' est pourquoy je m' adressois toûjours à luy, lors que l' occasion s' en presentoit pour luy reciter quelque bel ouvrage des muses, si tost que j' en avois appris de nouveaux par coeur.
Un jeune officier de la bouche de mon maistre s' approchoit souvent pour m' escouter, lors que je recitois des vers ; et à force de m' en entendre dire, s' imagina qu' il seroit capable d' en faire à la faveur d' une certaine passion qui le tourmentoit : possible avoit-il oüy-dire qu' amour est un maistre en toutes sciences, qui fait mesme voler les plus pesants animaux.
Un jour que l' escuyer et moi nous entretenions, et qu' il cherchoit dans un recueil de poësie une piece qu' il estimoit, cet officier amoureux me vint doucement tirer par le bras, et me dit tout bas à l' oreille qu' il avoit une ode à me faire voir, qui n' estoit point mal faite ; je lui en demanday l' autheur qu' il refusa de me nommer, me disant seulement que c' estoit un jeune homme qui avoit l' esprit assez joly, et qui estoit amoureux de la fille d' une lingere : et là dessus il me déplia une feüille de papier, où je ne pouvois rien comprendre ; c' estoit une griffonnerie estrange, et des caracteres disproportionnez et mal joints ensemble, et pour tout dire, l' escriture d' une personne qui ne sçavoit point escrire.
Nostre escuyer demanda quel estoit ce secret mystere, et s' il ne pourroit pas en estre.
Je luy respondis que c' estoient des vers, qui pouvoient passer pour un enigme, tant ils estoient malaisez à déchiffrer.
Mais le jeune officier qui en estoit l' autheur, et l' escrivain tout ensemble, prit la parole pour asseurer nostre escuyer qu' il connoissoit fort bien cette escriture, et liroit ces vers bien distinctement si nous desirions de les entendre.
Il fut aussi-tost pris au mot, et palissant et rougissant auparavant que d' ouvrir la bouche, il leut enfin son ode qui ne contenoit que ces quatre vers : ma Clorie, ma Clorie, à qui j' ay donné mon coeur, je seray toute ma vie vostre trés humble serviteur.
En achevant de dire le dernier de ses vers, il fit une grande reverence, comme pour accompagner la grace du bien dire de la bien-sceance de l' action, et nous demanda nostre jugement sur la petite ode qu' il nous avoit dite, ajoustant à cela, pour obtenir nostre approbation, que l' autheur de cet ouvrage avoit bruit d' avoir de l' esprit.
Là dessus nous nous regardâmes l' escuyer et moy, et fismes un si grand esclat de rire que trois ou quatre autres officiers, qui estoient dans une chambre prochaine, vinrent aussi tost à nous pour en apprendre le sujet.
Aprés m' estre tenu les costez, durant un quart d' heure, sans pouvoir dire une parole, je leur fis comprendre, enfin, que c' estoient des vers fort polis qu' un de leurs compagnons nous avoit monstrez, qui me provoquoient de la sorte à rire.
Mais la chose fut bien plus plaisante quand nous apprismes par un de ceux-cy que l' officier amoureux s' estoit enfermé deux jours et deux nuits dans une cave, et avoit broüillé deux mains de papier pour mettre au net ce bel ouvrage.



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Par quelle avanture le page disgracié donna procuration à un autre pour recevoir la discipline au lieu de luy.

Il n' y a point de bonace sur aucune mer qui ne soit enfin troublée de quelque orage : et je ne me vis gueres long-temps en tranquilité, sans que mes propres passions excitassent quelque tempeste.
J' avois celle du jeu qui me rendoit toûjours de mauvais offices, car je ne la pouvois quitter ny l' exercer avec seureté.
D' une autre part, la lecture des romans avoit rendu mon humeur altiere et peu souffrante ; lors que j' avois quelque legere contention avec mes pareils, je me figurois que je devois tout emporter de haute lute, et que j' estois quelqu' un des heros d' Homere, ou pour le moins quelque paladin, ou chevalier de la table ronde.
Ce n' estoient tous les jours que plaintes qui venoient aux oreilles de nostre precepteur des gourmades que j' avois données : et ce qui luy donnoit le plus de peine, c' est qu' il n' avoit gueres de liberté de me punir, à cause des puissans suffrages que je faisois employer à mon salut.
Un jour il apprit en s' entretenant avec un bon pere cordelier qu' on faisoit quelquefois cette charité dans son convent d' exhorter, et de discipliner les jeunes garçons qui se monstroient incorrigibles, et que ce remede les avoit souvent gueris de leurs mauvaises habitudes.
Nostre precepteur fut ravy d' avoir trouvé cette commodité de me chastier sans se mettre en colere, et sans que mon maistre eût le moyen de pouvoir interceder pour moy.
Aprés avoir averty ce bon pere qu' il avoit un mauvais garnement à luy envoyer, et qui avoit bien besoin de pareilles exhortations, il m' attendit sur la premiere faute capitale, et cachant le plus adroitement qu' il put la connoissance qu' il en avoit, il me chargea le lendemain sur les onze heures du matin, d' un billet cacheté qui s' adressoit au reverend pere ; je fus ravy d' avoir receu cette belle commission pour la liberté qu' elle me donnoit de me pouvoir promener où bon me sembleroit, pendant une heure ; et comme je descendois par un grand escallier du palais, je voulus masser en passant quelques testons qui me nuisoient dans ma poche.
J' avois si peu d' esperance de gagner avec si peu d' argent, que je le hazardois tout à la fois, et la fortune qui me vouloit conserver entre ceux qui la suivent et qu' elle trompe, fit semblant à cette fois qu' elle vouloit m' estre favorable.
Je fis un si grand progrez en un moment, que je me vis presque tout l' argent du jeu.
Je me souvins à cette heure-là de la commission qu' on m' avoit donnée et parlay de faire retraite, monstrant la lettre que je m' estois chargé de rendre.
Mais un des joüeurs qui estoit le plus en mal-heur, et qui avoit encore quelque argent, et quelques bagues à perdre, me conjura de telle sorte de ne luy quitter point jeu, que je m' accorday à sa priere, à la charge toutefois que je chercherois quelqu' un qui fit cependant mon message.
Un grand garçon qui portoit l' espée, se vint offrir tout à propos pour ce bel employ, dont il me promit de s' acquiter avec diligence, à la charge que je luy donnerois un teston : je le mis aussi tost en main tierce, afin que son salaire ne pût courir aucune fortune.
Ce garçon conduit par son mauvais genie, fit ses diligences, et fut pris pour moy.
Les execrations et les sermens horribles qu' il put faire pour asseurer que la discipline estoit reservée pour un autre, ne firent que confirmer son correcteur en la creance qu' il avoit que ce fut cet incorrigible garçon, qui luy estoit recommandé de si bonne part.
Enfin, comme j' estois en impatience de ce courier, et comme le jeu s' achevoit, je le vis revenir tout pasle : j' eus apprehension qu' il eust perdu ma lettre, et que ce fust cet accident qui l' eust fait changer de visage ; mais il ne me laissa pas long-temps en cette erreur, en me monstrant à grands coups de poings qu' il n' estoit troublé que de colere.
Ceux qui se trouverent là se mirent entre nous deux, et m' obligerent à luy donner une demie pistolle pour le penible voyage qu' il avoit fait à ma consideration, aprés qu' il nous eust conté son avanture.
Pour moy qui me trouvay ravy d' en avoir esté quitte à si bon marché, je vins retrouver nostre precepteur, pour luy porter la responce de sa lettre.
Je ne luy dis rien autre chose sinon que le bon pere luy baisoit les mains, et luy fis ce rapport tristement, et tenant toûjours les yeux baissez, de sorte que jugeant par là de l' accomplissement de son dessein, il ne put s' empescher d' en sousrire, et ne fut point détrompé de son imagination, jusqu' à ce qu' il revit le bon pere cordelier qui luy dit sur cette matiere que j' estois un grand blasphemateur, ce qu' il ne pût croire, n' ayant jamais appris qu' on m' eust oüy jurer, mais à la confrontation qui fut faite de moy, on apprit toute cette plaisante histoire.



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Comme le page disgracié fut pris pour un magicien.

Aprés ce danger eschappé, je me rendis fort circonspect en mes actions, et fis une ferme abjuration d' abandonner tous les sujets qui me pouvoient attirer l' ire de mon precepteur, et me separer tant soit peu de la chere presence de mon maistre.
Je n' eus plus d' autre passion que d' assister diligemment à ses études, et à tous ses passe-temps.
Son esprit estoit curieux de toutes les choses agreables, et je me mis à l' entretenir assidument des histoires et des contes qui estoient le plus selon ses sentimens : il me donnoit méme quelquefois des secrettes commissions pour acheter des livres, afin qu' aprés les avoir leus en mon particulier je pusse l' en entretenir tous les soirs à son coucher.
Un jour parmy d' autres livres d' histoires, j' ouvris par hazard un livre de Baptiste porta intitulé magie naturelle , et trouvant là dedans des petits sujets qui me sembloient jolis, je l' achetay pour essayer d' en mettre quelques-uns en pratique.
Je fis un grand mystere de ce livre au jeune prince que je servois, et lors que nostre precepteur n' y estoit pas, nous en lisions en secret tous les chapitres, pour voir quelle invention plaisante nous en pourrions mettre en execution avec le moins de coust et de difficulté.
Nous y trouvasmes la maniere de faire de certaines chandelles à faire voir le soir tous les assistans avec des testes d' animaux, mais leur composition nous parut un peu mal-aisée ; nous aymâmes mieux experimenter un autre secret de mesme espece, qui se pouvoit facilement effectuer et à peu de frais.
C' est une composition de canfre et de soufre détrempez ensemble avec de l' eau de vie, dont le feu devoit faire paroistre les visages comme sont ceux des trépassez.
Il n' y eut que mon camarade qui fut averty de nostre deliberation pour ce beau spectacle, et je pris fort bien mon temps pour porter en secret sous le lict de mon maistre, les drogues que j' avois achetées.
Le soir lors que nous vismes le temps propre pour mettre nostre entreprise à bout, mon maistre dit qu' il vouloit dormir, et fit retirer tout le monde ; lors que nous ne fusmes plus que nous trois dans sa chambre, je m' allay saisir d' un grand bassin d' argent pour faire un fanal de mes matieres combustibles.
J' allumay donc ma flamme mortuaire au milieu de la place, et j' esteignis tous les flambeaux.
Mon maistre sortit incontinent du lit pour observer ce beau trait de magie, mais nous ne pouvions presque rien discerner en nos visages, tant la fumée estoit obscure ; il fallut nous mettre fort prés de cette sombre lumiere ; mon maistre s' assit d' un côté sur un carreau de velours, et nous nous agenoüillâmes de l' autre, afin de considerer nos visages pasles, et quelquesfois violets.
Nous n' avions pas esté long-temps dans cette belle contemplation, lors qu' il se fit un petit bruit derriere nous, comme si quelque chose eust pressé la natte sur laquelle nous estions assis : mon maistre tourna le premier la teste, et vit un nouveau visage, qui estoit plus laid que les nostres, et qui estoit habillé d' une estrange façon : à cette subite vision nous jettasmes tous trois un grand cry, et mon maistre s' évanoüit de frayeur.
Ce fantosme espouventable étoit nostre precepteur que la puante odeur de nostre lumiere artificielle avoit fait descendre de sa chambre pour venir voir ce que c' estoit.
Il s' estoit approché de nous sans faire bruit pour nous surprendre, ayant une serviette noüée à l' entour du col contre le rhume, sur une camisole rouge, et son bonnet à la teste qui le faisoit voir sans cheveux, parce que le bon-homme portoit le jour une perruque : enfin il estoit en equipage d' un vieillard qui se met au lit.
Tellement que mon maistre ne l' ayant jamais veu fait de la sorte, et luy trouvant le visage have, à cause de la fausse clarté, courut fortune de mourir de peur : et pour mon camarade et moy qui estions d' une complexion moins delicate, nous ne laissasmes pas d' en demeurer en terre comme glaces.
Nostre precepteur fit un si grand bruit, que des valets qui estoient dedans une antichambre y accoururent : on reconnut à la lumiere qu' ils apporterent que le prince estoit esvanoüy, et que mon compagnon et moy n' estions gueres mieux ; ce fut un tumulte si grand, qu' il est malaisé de le pouvoir representer : ce n' estoient que cris, larmes, et plaintes.
Il y eut quelqu' un des domestiques qui se ressouvint qu' il avoit veu par hazard un de mes livres, sur le dos duquel il y avoit escrit magie , et qui dit que j' avois fait en ce lieu quelque conjuration diabolique qui estoit cause de cet accident : si bien que toute la maison estoit sur le point de se jetter sur moy pour me mettre en pieces.
Mais mon maistre ne fut pas longtemps à revenir de sa pamoison, et par le veritable recit qu' il fit de cette avanture il me delivra de ce danger ; mais quoy qu' il pût dire pour mon excuse, on me tint pour fort criminel, et j' eus plus de vingt coups de foüet pour cette malice innocente.



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Comme le page disgracié donna six coups d' espée à un cuisinier qui luy fit peur, et quelle fut sa premiere fuite.

On fut plus de quinze jours à ne faire autre chose que de parler de mon traict de magie ; dont chacun disoit ses sentimens selon la portée de son esprit.
Les plus sages considerant plustost mon intention, que l' evenement de ma recepte, excusoient aucunement ma jeunesse ; mais les ignorans exageroient ma faute, et faisoient sur un si petit sujet mille discours extravagans.
Entre les autres il y eut un certain cuisinier d' esprit leger, et qui estoit en reputation d' avoir quelque pente à la folie, qui s' advisa de me vouloir faire peur en revanche de l' alarme que j' avois donnée à tout le monde.
Un soir que mon maistre estoit allé à la campagne pour deux ou trois jours, et que je m' estois couché de bonne heure pour me delasser du grand exercice que j' avois fait à joüer tout le long du jour à la paume : ce maistre fol de cuisinier mit une chemise blanche par dessus son pourpoint, et la bigarra toute de tache de sang ; il mit encore sur sa teste un turban fait d' une serviete, accompagné d' une grande quantité de plumes de volailles : avec cela il prit un tison allumé qu' il mit à sa bouche, et vin tirer le rideau de mon lit, et me regarder fixement en cet equipage.
Je ne faisois que sommeiller, de sorte qu' il n' eut pas beaucoup de peine à me faire ouvrir les paupieres.
Si tost que je vis ce fantosme je me sentis esmeu d' un certain transport, que je ne sçaurois bien dépeindre.
Je ne sçay quelle audace, et quelle collere se meslerent à mon épouvante ; mais je sçay bien que je sautay promptement à mon espée, et que j' en chargeay furieusement l' image qui m' espouvantoit.
Je la reconduisis jusqu' à ma porte à grands coups d' espée, sans pouvoir rien comprendre aux paroles qu' elle disoit, et je luy eusse encore fait plus d' honneur, n' eust été qu' elle se precipita du haut de l' escalier en bas.
Quantité de gens monterent aussi-tost à ma chambre avec des flambeaux, et me trouvans encore tout pasle d' effroy, et mon espée nuë à la main, me demanderent ce que je croyois avoir fait ; je respondis que j' avois chassé un esprit qui m' estoit venu tourmenter dans ma chambre.
Là dessus on me certifia que c' estoit un cuisinier du logis que j' avois blessé de six coups d' espée, et qui estoit en danger de mourir.
Vous pouvez penser si je fus estonné de cette nouvelle, et si l' image de la punition que j' attendois ne me servit pas d' un second fantosme pour m' epouvanter toute la nuit.
Le lendemain dés qu' il fit jour je m' habillay pour me sauver, sçachant bien qu' on ne feroit aucun effort pour m' arrester, n' y ayant personne à la maison qui eust l' authorité de mettre la main sur moy, que nostre precepteur, qui estoit allé à la campagne avec mon maistre.
Je m' imaginay qu' ayant esté foüeté cruellement pour des fautes assez legeres, je le serois beaucoup davantage pour avoir ainsi tué un homme ; et ce raisonnement me fut une terreur panique.
Je pris ma course au sortir du palais, et ne m' arrestay point que je n' eusse fait dix ou douze lieuës.
Mais comme j' estois ardent et dispos, je fis cette traite avec tant de violence que je demeuray comme estropié en une maison d' un village, où je m' arrestay quatre ou cinq jours, sans pouvoir passer plus outre, à cause des ampoules que j' avois aux pieds.
J' avois deliberé de me conduire en la province où je suis nay, ou de passer en Espagne pour y voir mes parens, qui estoient les premiers de cet estat et qui avoient souhaité de m' avoir auprés d' eux pour ne revenir plus à la cour jusqu' à ce que je fusse si grand que l' on ne me parlast plus de verges : mais comme j' estois sur le point de desloger de cette maison, je fus tout estonné que j' apperceus venir un vieillard qui avoit servy autrefois de valet de chambre à mon grand-pere : cet homme extremement advisé, aprés avoir pris la commission de me chercher, avoit fait sur le chemin de si diligentes perquisitions de moy, qu' il descouvrit enfin où j' estois.
Il m' osta d' abord toute l' épouvante que j' avois, me jura qu' elle estoit mal conceuë, et que quand j' aurois tué un plus honneste homme qu' un cuisinier, en pareille rencontre, je ne serois nullement reprehensible.
Je crus quelque chose de ce qu' il me disoit, et fis semblant de croire le tout, mais ce fut pour le decevoir mieux.
Le bon-homme chercha par tout un cheval pour luy, me voulant accommoder du sien, mais il n' en pût jamais trouver, si bien qu' il fut contraint de me suivre à pied durant ce petit voyage.
Mais comme il avoit prés de soixante ans, il ne fit gueres plus de deux ou trois lieuës sans se lasser, et je découvrois par là le moyen de le quitter quand il m' en prendroit la fantaisie : je luy dis lors que je serois bien aise de faire quelque quart de lieuë à pied, et que la selle de son cheval commençoit à m' incommoder ; le bon-homme s' accorda facilement à monter dessus, et depuis je le faisois descendre et remonter quand bon me sembloit.
Lors que nous ne fusmes plus qu' à une lieuë de la ville, et que je vis que mon conducteur estoit bien las, je demanday d' aller à pied, ce qu' il m' accorda volontiers, et je pris un peu le devant, cependant qu' il rajustoit les estriez à son point.
Je luy avois laissé mon manteau, qui m' empeschoit de courir, et luy avoit esté long à l' attacher à l' arçon ; tout cela m' avoit donné temps de m' éloigner beaucoup de luy, les pieds ne me faisoient plus de mal, et je les crûs capables de me rendre un bon office.
Je quittay lors le grand chemin, et me jettant à travers les champs, je courus de telle vitesse qu' en moins de rien mon homme m' eust perdu de veuë, de sorte que je fus comme ces lievres que les chiens pensent avoir pris, encore qu' ils n' en ayent enlevé que de la bourre.
Ce vieux domestique croyoit bien me ramener au logis, mais il n' y remporta que mon manteau.



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Seconde fuite du page disgracié, pour avoir mis l' espée à la main parmy les gardes du prince.

Je rentray le soir dans la ville, et fus coucher chez un grand seigneur de mes amis, à qui je racontay mon aventure ; il m' en consola charitablement, et r' asseura mon esprit espouvanté, me promettant de faire ma paix, ce qu' il executa le lendemain.
Mon maistre qui ne m' avoit point veu il y avois cinq ou six jours, me fit des caresses extraordinaires à mon retour ; et nostre precepteur considerant quels avoient esté les dangereux effets de ma crainte, rabatit quelque chose de son accoustumée severité.
Ainsi je vis pour quelque temps du calme en ma vie : mais qui ne fut pas perdurable, comme vous allez entendre.
L' âge avoit un peu meury ma raison, sur la treziesme de mes années, et les conseils de l' honneste honte commençoient à me faire rougir des moindres actions que je ne croyois pas bien seantes : je me rendois plus attentif que jamais à la lecture et aux preceptes, et ne joüois plus, ny ne voyois plus de joüeurs ny de débauchez que rarement.
Tout le monde s' estonnoit de ce changement, et commençoit d' oublier mes erreurs passées en faveur de ma probité presente.
Lors que la fortune comme indignée de ma revolte, et de ce qu' ayant esté allaité, et nourry sous elle, je faisois mine de la quitter pour embrasser la vertu, me fit esprouver à mon dam quelle est sa puissance.
Elle m' osta nostre precepteur pour l' elever en une qualité plus eminente, et pour avoir plus de moyen, quand je serois privé de son support, de m' abaisser jusqu' aux abismes.
Pour ne vous point faire perdre de temps par des narrations trop longues, et pour ne toucher point à des playes qui me sont encore sensibles, je vous diray qu' estant sous un autre gouverneur, j' eus des mescontentemens estranges, et que par des stratagemes inoüis je me vis quelques jours separé de la presence de mon maistre.
J' eus opinion qu' on ne me privoit de sa veuë, que pour me priver de ses bonnes graces ; et cela me plongea dans une si grande melancholie, que l' on ne me reconnoissoit plus.
Au lieu que j' avois accoustumé de sauter, luter, ou courir avec mes pareils, je ne m' appliquois plus qu' à l' entretien de mes réveries.
Et comme j' estois un jour en l' une des maisons royales, il arriva par mal-heur qu' un homme qui révoit aussi bien que moy, me choqua en passant fort rudement : je revins aussi-tost de mes profondes pensées ; et luy dis brusquement quelque chose sur son peu de considération.
Mais luy prenant ces paroles pour offensives, tira son espée à moitié du fourreau, comme s' il m' en eust voulu frapper, moy qui n' en avois point, et qui estois d' une autre condition que luy ; son action desraisonnable m' émeut d' une estrange façon.
Il pût connoistre à mon visage, et à ce que je luy dis de sa lacheté, que la chose ne basteroit pas trop bien pour lui, et delibera de s' esvader ; mais je courus au premier laquais qui passoit, et luy demandant son espée, j' eus en moins de rien attrapé cet indiscret.
Les gardes du prince estoient en haye dans la basse-court attendant qu' il revint de la chasse, où il estoit allé, et mon homme y creut estre à refuge ; mais l' aveugle desir que j' avois de me vanger de cet affront, ne me donna pas le loisir de raisonner sur cette affaire.
Je ne laissay pas pour les gardes de luy donner deux grands coups d' espée : et je luy en eusse peut-estre donné davantage, si trois ou quatre piques abbaissées ne m' en eussent point empesché.
Cette insolence que je commis, fit eslever un grand murmure ; trois ou quatre officiers me saisirent pour me retenir prisonnier, mais un lieutenant du regiment qui me connoissoit, me retira d' entre leurs mains, disant qu' il me tiendroit en sa garde, et que je n' estois pas un gentilhomme à mal traiter : et m' amena droit en son logis.
Ma fougue estant passée, la crainte du peril où j' estois vint refroidir le sang qu' avoit fait boüillir la colere : je commençay de me repentir de mon impatience, et de faire des voeux pour le salut de celuy que je voulois perdre.
Cinq ou six soldats de la compagnie de ce lieutenant, qui me fit un tour d' amy, vinrent de temps en temps les uns aprés les autres m' avertir de l' estat où estoit le malade, qui n' estoit pas bien : et le dernier qui me vint asseurer qu' il rendoit les derniers aboys au logis d' un chirurgien, fit que je me resolus à la fuite.
J' avois prié le lieutenant qui m' avoit fait un bon office de m' en rendre un autre, en allant découvrir au chasteau ce qui se disoit de cette affaire, et sur tout de visiter l' appartement de mon maistre, pour voir s' il estoit averty de cet accident, et s' il pourroit obtenir ma grace.
Mais cette mauvaise nouvelle m' osta tout espoir d' en pouvoir apprendre de bonnes.
Je crûs qu' il y alloit de ma vie, et qu' il falloit essayer de la sauver en s' éloignant : je partis donc secretement, et gagnant un bois d' assez grande estendue, je ne m' arrestay point que je n' eusse fait neuf ou dix lieuës, et je les fis en si peu d' heures que cela ne sembleroit pas croyable.
Je vous diray aussi qu' il y avoit peu de gens, non pas seulement à la cour, mais encore en toute la France, qui fussent plus dispos que moy ; je sautois souvent à la jartière à la hauteur des plus grands hommes qui se trouvassent, je franchissois encore au plain saut des canaux qui ont au moins vingt-deux pieds de large, et pouvois courre trois cens pas contre le plus viste cheval du monde.
C' est pourquoy vous ne me tiendrez pas de mauvaise foy si je vous dis qu' en moins de douze ou quatorze heures je fis vingt-sept ou vingt-huict lieuës.



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L' estrange rencontre que fit le page disgracié dans une meschante hostelerie.

Mon dessein quand je me sauvay du lieu où se tenoit la cour, n' estoit que de m' esloigner le plus qu' il me seroit possible de toute sorte de connoissance, et de me desguiser si bien, que je ne me connusse pas moy-mesme.
Je vins à bout de ces deux choses ; je me rembuschay dans une grande ville marchande, que visite la Seine allant vers la mer, et là je me reposay quelques jours pour prendre langue, et me disposer à faire un plus long voyage.
Là je m' estudiay à oublier tout à fait mon nom, et à me forger une fausse genealogie, et de fausses avantures, afin de n' estre pas surpris quand on me feroit quelque interrogation.
Je n' avois gueres plus de quinze ou seize pistoles sur moy, lors que je partis, dont il ne me restoit plus que sept ou huit.
Avec si peu d' assistance, je me deliberay de passer la mer pour aller voir cet Albion, où les poëtes font chanter tant de cygnes.
J' estois party de cette grande ville assez tard, et comme je n' estois plus pressé d' une crainte si violente, je ne fis pas lors du chemin à la proportion du jour de ma fuite : je n' arrivay qu' à deux lieuës prés du premier port, où je me devois embarquer.
Je me retiray dans une hostellerie assez escartée, où je souppay peu, soit par lassitude, ou par tristesse, et l' on me mena coucher dans une chambre, où il y avoit deux assez bons lits.
à peine eus-je reposé une bonne heure, repassant dans mon esprit toutes mes disgraces, que j' entendis mon hostesse parlant à ma porte : celuy qui faisoit un colloque avec elle, demandoit une chambre où il couchast seul, mais elle luy protestoit qu' elle n' avoit plus qu' un lit à donner dans une chambre où dormoit un jeune garçon.
Sur les difficultez qu' il faisoit à cela, l' hostesse insistoit en ses persuasions, respondant pour moy, et disant que je n' avois pas la façon de faire tort à personne, que j' avois seulement la mine de quelque enfant qui avoit quitté ses parens, pour aller voir le païs, mesme que j' estois si lassé du chemin que j' avois fait, qu' elle ne croyoit pas que je me levasse bien matin.
Là dessus ils entrerent tous deux, et la maistresse vint tirer le rideau pour voir si je dormois (ce que je fis semblant de faire) et monstrant mon habit qui estoit de soye à ce défiant voyageur, l' asseura que je n' estois pas une personne dont il deust craindre la compagnie : il s' accorda à coucher dans cette chambre, et se fit apporter toutes les choses qui luy estoient necessaires pour soupper, et sur tout il demanda beaucoup de bois, comme s' il eust voulu veiller à escrire quelques memoires d' importance, et parmy ces choses il demanda particulierement une poesle et quelques oeufs qu' on luy mit dans un plat qu' il vouloit faire à sa mode.
Lors qu' il fut pourveu de toutes ces choses, et qu' il eust bien fermé sa porte, il vint porter une chandelle sur mon lit pour considerer exactement si je dormois ; j' en fis toujours semblant, et l' observay à mon tour fort soigneusement.
Je m' apperceus qu' aprés avoir allumé un grand feu il tiroit d' un sac qu' il avoit apporté beaucoup de divers ustenciles qu' il posoit fort doucement auprés du feu, de peur qu' ils ne fissent du bruit : il tira quantité de charbons du feu, sur lesquels il fit rechauffer quelque chose.
En suite de cela il mit sa poesle aussi sur le feu, mais cela ne sentoit point la façon dont on a accoustumé de fricasser : le beurre n' y faisoit point de bruit, il ne s' entendoit qu' un petit mouvement qu' il donnoit à un soufflet, aprés qu' il eût bien appuyé sa poesle sur le haut de quelque escabeau.
Enfin lors que ce mystere commençoit de m' ennuyer, ce galant homme y mit fin de cette sorte.
Il tira d' entre ses hardes une platine de fer ronde, qu' il enchassa dans un cercle de mesme matiere, et là dessus il versa sa fricassée.
Peu de temps aprés il mit de l' eau dessus avec une esguiere, et c' estoit pour rafroidir une matiere assez solide qu' il tira de cet instrument pour la faire entrer dans une autre machine.
Icy mes yeux ne peurent penetrer, mes oreilles seulement succederent à l' office d' espion, et descouvrirent qu' en tournant une manivelle, il faisoit faire un bruit sourd à certaines roües, qui faisoient par intervale un autre bruit comme coupant quelque chose de dur avec violence.
Ce fut là que ma curiosité fut bien éveillée, je me mis à me geindre et m' estendre comme ceux qui sont lassez de dormir sur un costé, et qui se veulent mettre sur l' autre, et je faisois cela pour me dresser, et voir mieux par l' ouverture de deux rideaux, ce que c' estoit que cet ouvrage.
Au bruit que je fis en tournant dans mon lit, cet honneste artisan cessa le sien, et ne le recommença point qu' il ne m' eust oüy ronfler bien fort.
J' avois esté nourry trop long-temps à la cour pour n' entendre pas la complaisance, je luy rendis celle-là fort adroitement : et vis par cet artifice qu' il avoit fait de l' or monnoyé qu' il serra secretement dans un papier, et puis aprés avoir remis toutes ses hardes dans son sac, il se coucha sans faire bruit.
Je n' eus pas une petite joye de voir que j' avois fait cette rencontre, et m' imaginay que c' estoit un remede envoyé du ciel pour adoucir ma fortune.
J' avois leu force livres curieux, enigmes confus, que l' on estime des guides sacrez pour trouver la pierre philosophale.
Je sçavois tous les contes qu' on fait de Jacques Coeur, Remond Lule, Arnold De Villeneuve, Nicolas Flamel, et autres jusqu' à Bragardin.
Je creus donc que celuy-cy en estoit quelque petite copie, et que cet homme-là seul estoit capable de me mettre mieux à son aise que tous les princes et les roys.
Je ne pensay plus qu' aux moyens de l' accoster et de le disposer à me recevoir en sa compagnie ; je passay toute la nuit à m' entretenir, tantost du desir de penetrer bien avant dans sa confidence, tantost de la crainte qu' il ne s' espouvantast de mon abord, ou qu' il ne s' échapast de mes mains sans les avoir magnifiquement garnies.



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Comme le page disgracié fit connoissance avec un homme qui avoit la pierre philosophale.

Le jour ne commençoit qu' à poindre, lors qu' importuné du chant du coq, ou peut-estre de quelque terreur secrette, cet homme dont je faisois desja mon idole, se leva du lit, s' habilla, et mit son sac sur ses espaules, puis descendit en bas pour compter avec l' hostesse : de ce mesme temps, je portay tous mes habits vers la fenestre, que j' ouvris, afin qu' en les mettant, je pusse voir facilement quand il sortiroit, et le chemin qu' il viendroit à prendre.
Tout cela me succeda fort bien jusques là ; ce nouvel Artefius tendoit où j' avois dessein d' aller, et je n' eus rien à faire autre chose qu' à compter avec mon hostesse et à le suivre de veuë.
Comme je le vis dans le grand chemin, je jugeay qu' il ne seroit pas à propos de l' aborder si promptement de crainte de l' espouvanter, et qu' il valoit mieux attendre que je le visse arrester en quelque hostellerie, afin de pouvoir boire en passant au mesme lieu, et prendre de là sujet d' aller en sa compagnie.
Le faix qu' il portoit sur ses espaules, en fit bien tost venir l' occasion ; je le vis arresté au premier village, où il demanda chopine, et s' assit dessus une pierre à la porte de l' hostellerie : je m' y rendis, comme il estoit prest d' achever son vin, et demanday demy septier, dont je n' avois besoin que pour pretexte de l' accoster.
Je luy demanday lors en beuvant s' il alloit vers le port, mais il ne respondit à tout ce que je luy dis, que par monosyllabes, et d' une mine si fort austere que j' en fus comme au desespoir.
J' eus opinion qu' il m' avoit reconnu pour le garçon qui luy avoit esté si suspect dans sa chambre, et je fis beaucoup de raisonnemens sur la maniere dont je le devois faire parler d' un mystere qu' il vouloit taire.
Mais comme je l' avois toûjours devant les yeux, il disparut presque en un instant : j' eus le coeur tout glacé de crainte, l' ayant si tost perdu de veuë, qu' il ne se fut alors servi de quelque caractere pour s' envoler.
Je courus tout transporté de cette peur, jusqu' au lieu où j' avois cessé de le voir, et m' apercevant qu' il y avoit en cet endroit une descente où le chemin estoit creux, et varié de détours, je repris aussitost l' haleine avec le courage, et m' accusay de peu de force d' esprit.
Mais lors que je fus descendu si bas que je pouvois découvrir toute l' estenduë de la campagne, et que je ne vis point mon homme, j' eus un desplaisir que je ne vous puis representer : je jettay mon chapeau contre terre, me tiray aux cheveux, et lançay des cris si furieux que quiconque m' eust veu de la sorte, m' eust pris pour quelque demoniaque.
Mon homme qui ne s' estoit escarté du chemin que pour aller à quelque necessité naturelle, entendit sans doute quelque chose de mes clameurs, et prevoyant que je faisois dessein sur luy, fit aussi dessein de se desrober de moy.
Il avoit desja remonté le chemin creux par où j' estois descendu, prenant finement des destours, de peur que je l' aperceusse, lors qu' il s' arresta dessus ce haut pour m' observer, et voir si je passerois outre.
Il arriva par hazard qu' en pensant à ma perte, je tournay brusquement ma teste vers l' endroit où je l' avois faite, et revis mon homme avec son fardeau.
à cet objet les tristes passions dont j' estois remply, quitterent la place à la joye et à l' esperance, et l' audace se mit du mesme temps en leur compagnie.
Je ne voulus plus biaiser en mon dessein, et si tost que je pûs atteindre cet homme qui fuyoit de moy, je luy fis hardiment une declaration de ce que j' estois, et de ce que j' avois reconnu qu' il estoit.
Mais je luy fis cette ouverture de si bonne grace, et luy exageray de telle sorte l' estat des infortunes où je me trouvois, et celuy du bonheur qu' il possedoit, que si ce n' eust pas esté quelque esprit foible, comme il estoit, il ne se fust pas troublé comme il fit.
D' abord il jetta son sac par terre, comme pour avoir plus de liberté de se servir de son espée, qui estoit engagée dans une courroye, et moy qui tenois la mienne à la main, me tins sur mes gardes, pour considerer ce qu' il voudroit faire, et possible qu' il eust tenté quelque coup de desesperé, s' il ne m' eust trouvé si resolu : mais c' estoit un homme de mauvaise taille et aucunement cassé de vieillesse et de travaux, à qui ma jeune hardiesse fit peur : il se contenta de se prendre à sa mauvaise fortune de cette rencontre, et de faire des lamentations meslées de larmes.
Quand je vis qu' il n' estoit plus question que de rasseurer son esprit et de consoler sa douleur, je me sentis ravy de joye : il me semble que je ne parlay jamais si facilement ; je fis sur le champ des declamations, consolatoires et persuasives, aussi elegantes que si j' eusse esté quelque Demosthene, ou quelque nouvel Isocrate.
Je fis voir aussi clair que le jour à cet esprit aprehensif, que l' aventure qu' il estimoit disgrace, étoit une pure faveur de ses bons destins.
Je luy representay que j' estois gentil-homme d' honneur, et que j' avois le coeur si bon, que toutes les tortures du monde ne me pourroient jamais obliger à découvrir son secret, s' il m' en vouloit faire confidence, et que je le suivrois en tous lieux, et le servirois toute ma vie avec une fidelité sans exemple.
Qu' il ne pouvoit faire une rencontre plus avantageuse pour luy, que d' une personne faite comme moy, qui estois ensemble intelligent, fidele et hardy.
Que je me mettrois à l' épreuve des services les plus scabreux, et les plus difficiles à luy rendre, et qu' il me souffrit seulement.
à toutes ces choses ce visage enfumé qui avoit plustost la mine d' un chaudronnier que d' un philosophe, demeura fort longtemps muet, mais comme il eut repris ses esprits, et resvé quelque temps sur ce qu' il avoit à respondre, il me fit une repartie fort soumise, mais fort adroite ; il m' apprit sous quels maistres il avoit estudié, et quelles peines il avoit euës pour acquerir cette toison d' or dont j' avois envie.
Aprés cette ingenuë confession qui me rendoit desja possesseur de tant de biens imaginaires, il me representa comme en tremblant le danger que couroient ceux qui avoient un secret pareil, quand ils estoient descouverts par quelque prince.
Que le moindre malheur qu' ils en pouvoient attendre estoit l' entiere perte de leur liberté, mais que d' ordinaire on ne se contentoit pas de les faire travailler, et languir en prison, mais qu' on leur ostoit souvent la vie avec de cruelles tortures pour leur enlever leur secret.
Que ce benefice si precieux n' estoit pas produit seulement par le soin des hommes, qu' il y avoit une particuliere benediction dans l' accomplissement de ce grand oeuvre, et que ce seroit meriter une eternelle malediction, si l' on n' usoit de cette grace avec grande consideration.
Qu' il en falloit secrettement assister les pauvres, et se garder bien de le découvrir aux grands, qui sont naturellement ambitieux, et qui ne demanderoient que le moyen de porter par tout la guerre, et s' emparer injustement des estats de leurs voisins.
Que ce seroit un crime irremissible, de mettre de la sorte des armes entre les mains des furieux : et que c' estoit pour ces raisons qu' il menoit une vie cachée et penible, apprehendant que la divine justice le precipitast dans les abysmes eternelles aprés une si rare faveur, s' il l' employoit en mauvais usage.
Qu' il avoit assez reconnu par mes paroles, que je n' estois pas un enfant mal nay, ny mal eslevé, mais qu' il estoit necessaire que je montrasse par les effets, que je ne voulois pas estre ingrat envers la main toute-puissante qui m' avoit comblé de tant de faveurs, et qui m' avoit encore fait trouver l' occasion de le connoistre ; que si je voulois m' unir à sa compagnie, comme je disois, il me meneroit avec luy par toute la terre, dont il me disoit sçavoir presque toutes les langues, et les coustumes.
Que nous commencerions ces beaux voyages par celuy de la terre-sainte, afin qu' ayant adoré le sepulchre, où fut renfermé celuy qui a fait tout le monde, nous eussions une benediction particuliere pour le parcourir sans danger.
Qu' il ne souhaittoit de moy que deux choses, aprés lesquelles il me tiendroit pour une partie de son ame, et ne me cacheroit plus rien.
Je me trouvay si suspendu de joye à ce discours, qu' à peine je luy pûs demander quelles estoient les deux choses qu' il desiroit que je fisse pour meriter tant de bon-heur.
Il m' apprit enfin que cela consistoit en deux points, dont l' un m' estoit fort agreable, et n' estoit point du tout difficile ; mais l' autre m' estoit aussi cruel que s' il m' eust mis le poignard au sein.
Le premier estoit qu' il vouloit que je fisse une confession generale, en la ville où nous allions, entre les mains d' un bon pere religieux qu' il me nomma, et l' autre estoit que je me fiasse en sa parole, et que passant en Angleterre, je l' attendisse à Londres chez un marchand de ses amis.
Je luy promis de faire de bon coeur la confession, mais pour la separation, je luy protestay que je ne m' y pourrois jamais resoudre.
Il insista tousjours là dessus, avec sermens graves qu' il me vouloit donner pour gages.
Durant cette contestation, nous nous acheminâmes ensemble vers le port de mer, où je croyois aller tout seul, et qui n' estoit plus qu' à demie lieuë de nous : là par son ordre nous allâmes souper et coucher dans un convent, où l' on nous receut avec joye.



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Comme le page disgracié gousta de ce que le philosophe nommoit medecine universelle, et quelle fut leur separation.

Il me souvient d' avoir leu dans la fable, que l' esperance estoit renfermée dans la boëte de Pandore, et que lors qu' elle en sortit avec tous les maux du monde, on ne sceut jamais discerner si elle estoit un mal ou un bien, ou si c' estoient tous les deux ensemble ; et je trouve quelque chose de fort admirable en cette incertaine description.
Quand nous fusmes retirez le soir, ce grand philosophe et moy, il me fit de grandes et saintes exhortations pour bien vivre selon Dieu, et me fit de grandes promesses de me donner le moyen de paroistre honorablement selon le monde.
Parmy ces choses qu' il me dit avec un grand zele, il ne put s' empescher de me découvrir qu' il avoit des visions en dormant qui tenoient de la prophetie, et que la pluspart des evenemens d' importance luy estoient tousjours annoncez en cette maniere.
Il m' avoüa qu' il avoit toute ma representation dans l' esprit, deux jours auparavant que de me voir, et que je luy estois apparu en songe, avant qu' il vint coucher en l' hostellerie où nous nous estions trouvez tous deux.
Qu' il reconnoissoit bien dans la forme, et les lineamens de mon visage, que je n' estois pas né pour luy causer aucun déplaisir, mais que toutefois il avoit essayé d' eviter ma compagnie, et ma connoissance, pource que dans le songe où je luy estois apparu, il avoit eu quelqu' autre vision trés épouvantable.
à ce discours je respondis ingenument tout ce qui me pût venir à la bouche, pour rassurer son esprit, et luy representer vivement la fidelle affection que j' avois desja conceuë pour luy ; je ne luy fis pas toutes ces protestations sans larmes, et larmes si fort efficaces qu' elles exciterent les siennes.
Aprés cette tendre conference par qui la confiance fut affermie en nos deux coeurs, il m' avertit qu' il estoit tard, et que j' avois besoin de repos.
Je m' allay jetter sur mon lit, mais luy ne fit que se jetter à genoux aux pieds du sien, dont je croy qu' il ne se releva qu' au point du jour.
Le matin nous fusmes ensemble nous promener dans un jardin de la maison, et nous nous entretinmes des choses qui concernoient la maniere de me mettre au bon estat, auquel il me demandoit, pour me declarer plusieurs secrets d' un grand poids, et tout le jour fut employé à ce saint exercice.
Le jour d' aprés, ce grand philosophe qui s' estoit levé devant moy me vint avertir que je m' habillasse promptement, et qu' il avoit à me faire voir des plus hautes merveilles de l' art, et d' incomparables moyens de maintenir la nature affoiblie par l' aage, alterée par quelque corruption, ou blessée par quelque violence.
Il faisoit un beau jour, et je ne pouvois mieux prendre mon temps, pour voir avec plaisir les plus belles couleurs du monde.
Ce docte alchimiste tenoit entre ses mains un petit pot de grais remply, comme il sembloit, d' une maniere d' onguent commun, mais qui ne servoit qu' à couvrir d' autres marchandises fort rares.
Aprés qu' avec une spatule, il eust enlevé doucement un parchemin sur qui tenoit la vilaine drogue, il tira de là dessous trois petites bouteilles de verre, qui n' estoient point si grosses que le bout du doigt, et qui n' estoient qu' à demy remplies.
Il les essuya les unes aprés les autres avec un linge blanc, afin que je discernasse mieux à travers le verre les excellentes beautez qu' il renfermoit.
La premiere bouteille qu' il me monstra estoit d' une couleur de perles, mais qui avoit un si bel oeil, que je n' ay jamais rien veu de si agreable ; l' esclat du vif-argent bien purifié n' est point si beau, et c' estoit une maniere de poudre unctueuse.
Je luy demanday quelle estoit sa proprieté.
Il me respondit : elle est fort vaine, mais parmy les habitans de la terre qui n' ayment que la vanité, cette poudre est du prix des plus solides richesses, et peut trouver du credit, où l' or et les diamans n' auroient point de force.
C' est ce qu' on appelle huile de talc, et ce que les dames qui sont ambitieuses de beauté souhaitent avec tant d' ardeur ; et en disant cela, il me monstra la seconde bouteille, où estoit enfermée une poudre de couleur de feu si vive, et si lustrée, que j' eusse bien passé deux heures à la contempler sans m' en ennuyer ; et selon la façon dont m' en parla ce philosophe, qui n' en faisoit gueres plus d' estat que de l' huile de talc, c' estoit cette poudre de projection si recherchée par les alchimistes.
Mais quand il me monstra la troisieme phiole, ce fut avec un visage riant, et qui ne tenoit rien du mespris dont il avoit consideré les deux autres.
Celle-cy estoit presque pleine d' un onguent precieux, tirant à la couleur de pourpre, et c' estoit ce que les philosophes appellent la medecine universelle.
Il me fit verser dans un verre trois doigts du vin qui nous estoit resté le soir, puis ayant tiré avec la pointe d' une esguille d' or une petite quantité de cette drogue, il me la fit mettre dedans, et m' obligea d' en boire une partie, m' asseurant que je m' en trouverois fort bien, et que j' y trouverois mesme des delices que je n' avois jamais ressenties.
Il m' estoit monté à l' odorat une certaine vapeur fort douce, comme je remuois l' esguille dans le vin ; et cela me donnoit desja de l' envie d' en gouster.
Mais lors que j' eus mis le verre à ma bouche, ce fut bien une autre merveille : il me sembla que je perdisse tous les autres sens par un ravissement agreable ; et que mon ame se fut retirée de toutes les parties de mon corps pour estre toute entiere sur ma langue, et dans mon palais.
Je n' en avalay qu' une gorgée, et comme je tendois le verre à mon philosophe, qui devoit boire tout le reste, l' excez de la joye me fit ouvrir la main, et le breuvage precieux tomba par terre.
Le bon-homme qui s' amusoit à resserrer son elixir, et ses baumes precieux, fut épouventé de cet accident, et l' interpreta possible à mauvais augure : il me demanda si j' avois senty quelque contraction de nerfs en beuvant, et comme je luy eus dit que non, et que je n' avois laissé tomber le verre que par un transport de joye, il me tança de me laisser trop aller à la pente que j' avois à la sensualité, et me dit qu' il falloit que je me souvinsse que nostre ame estoit creée pour estre la maistresse de nos sens, et non pour estre leur servante.
De mesme temps, il me prit les deux mains, et me les ayant renversées, arresta fixement ses yeux sur une.
Puis comme il eust esté quelque temps à parcourir de la veuë une certaine ligne qui s' estendoit en demy cercle depuis le premier doigt jusqu' au dernier, il me dit en branlant la teste : voilà des marques d' une inclination à la volupté qui vous coustera beaucoup de peines.
Je voulus l' enquerir curieusement sur ce sujet, mais il me ferma soudain la bouche en me disant que c' estoient des presages d' un mal heur que je pourrois eviter si j' étois sage, et qu' il m' en entretiendroit une autre fois plus particulierement.



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La separation du page disgracié, et du philosophe, et par quel moyen le page passa la mer.

Comme nous estions en conversation, un religieux nous vint avertir qu' il y avoit un homme à la porte qui demandoit un de nous deux.
Je paslis à cette parole, m' imaginant que ce pourroit estre quelqu' un que l' on avoit envoyé aprés moy pour m' arrester : tout à l' instant, l' image de l' homme à qui j' avois donné deux coups d' espée me vint en l' esprit, et bien qu' il n' y eust rien que de franc et de noble en cette action, je ne laissay pas de sentir en moy quelques mouvemens d' une conscience épouventée : mais à la description de l' habit, et la mine qu' avoit celuy qui nous demandoit, le philosophe paslit à son tour, et me vint dire à l' oreille : c' est moy qu' on demande, je voy bien qu' il faudra malgré moy que je vous quitte, mais ce sera pour fort peu de temps, et j' employeray tout le reste de la journée à vous entretenir des choses que vous aurez à faire durant mon absence.
Je luy voulus repartir sur ce discours, et luy témoigner combien cette separation me toucheroit, mais il ne m' en donna pas le loisir, et courut incontinent trouver cet homme qui l' attendoit.
Je le suivis pour observer de loin quel pouvoit estre cette personne ; c' estoit un homme fort maigre, et fort pasle, qui estoit à peu prés de l' âge de ce grand chymiste que je considerois aprés Dieu pour l' autheur et la cause de toutes mes felicitez à venir.
Ils furent une bonne heure ensemble, et selon ce que je pûs juger à leurs gestes, ils parloient avec contentions de quelque chose de grande importance : enfin les derniers complimens se firent entr' eux, et le philosophe ayant reconduit l' estranger jusqu' à la porte, me vint aprés prendre par la main pour me dire que c' en estoit fait, et qu' il falloit necessairement qu' il se separast de moy pour trois semaines.
Qu' il avoit fait tous ses efforts pour s' en dedire, mais qu' il n' en avoit pû trouver le moyen.
Cette resolution m' affligea beaucoup, et je ne me pouvois resoudre à passer la mer sans cet homme, dont je faisois desja une partie de moy-mesme.
Enfin aprés des sermens épouventables qu' il me fit de se rendre à Londres dans trois semaines au plus tard, et des conjurations ardentes de l' aller attendre en ce lieu chez un marchand de ses amis, auquel il adressa un billet, je m' accorday à ses prieres.
Il me demanda si j' avois de l' argent, et comme je luy eus dit que je n' avois que huit ou dix pistoles, il en tira quinze de sa poche qu' il me pria de prendre encore, afin que je fisse faire un habit de drap en l' attendant.
Il me donna de plus treize ou quatorze grains d' une poudre fort deliée, et qui estoit de couleur citrine : et me dit que si j' estois beaucoup malade sur l' eau, j' en avalasse tant soit peu dans une cueillerée d' eau-de-vie, et que c' estoit une chose fort cordiale et fort amie de la nature.
Sur tout que c' estoit le glorieux ennemy de tous les plus pernicieux venins, et que le coeur ny le cerveau ne pouvoient patir par aucune sorte de poison en sa presence.
Je serray soigneusement ces dons, et l' accompagnay jusques hors de la ville, et lors que nous nous quitâmes ce fut aprés de grands embrassemens, et une grande effusion de larmes de part et d' autre.
Lors que je retournay dans la ville, je n' estois plus ce que j' estois auparavant, et j' eus beaucoup de peine à me faire connoistre en la charitable maison où nous avions couché deux nuits.
J' en pris congé le lendemain avec beaucoup de remerciemens, pour m' aller embarquer avec quelques passagers dans un vaisseau qui faisoit voile pour l' Angleterre : où je ne fus pas saisi d' une petite apprehension, lors que j' appris qu' une bande de violons qui estoit depuis peu partie de mon ordinaire sejour, faisoit ce voyage comme moi.
Je me tins tousjours à fons de cale, de peur que si j' allois me promener sur le tillac j' y trouvasse quelque personne de connoissance qui pust traverser mes desseins.



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