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Au Delà. (1883)
Par Alice De Chambrier. (1861-1882)


Recueil Posthume Assemblé Par Philippe Godet.






Pourquoi Mourir?
Fugitive.
Maison Abandonnée.
L'Aïeule.
Conte De Fées.
L'Automne.
Feuilles D'Automne.
Chanson Du Soir.
La Pendule Arrêtée.
Captif.
Chanson Du Printemps.
Les Trois Pas Du Nain.
La Comète.
À L'Helvétie.
Lune D'Eté.
L'Inscription.
La Lune Rouge.
Soir Au Village.
Confiance.
La Belle Au Bois Dormant.
Les Sphinx.
Aux Enfants.
Qui Es-Tu?.
L'Inconnu.
Le Progrès.
Les Ignorés.
Heure Sainte Du Soir.
David.
« Lorsque Le Soir Descend ».
L'Énigme.
L'Inaccessible.
La Lumière Inconnue.
Chaînes.
Les Magots.
Plaisir D'Enfant.
Désir.
Pégase Attelé.
Jour Triste.
Sur La Hauteur.
Les Victimes De La Jeannette.
Le Soir D'Un Jour De Pluie.
Vie Fortunée.
Amitié.
« Oh! Laissez-Moi Chanter! ».
La Mare.
« À Quoi Bon Revenir ».
Quand Vient L'Hiver.
Sentier Perdu.
La Plume.
Lamartine Devant L'Emeute.












Pourquoi Mourir?



La fourmi demanda quelque soir à la rose;
« Pourquoi faut-il mourir? » La belle fleur frémit:
« Je ne le sais, fourmi, lui dit-elle et je n'ose
Songer à cet instant où tout sombre et finit.
Va demander au chêne; il te dira peut-être
Pourquoi, s'il faut mourir, il faut quand même naître. »
La fourmi s'en alla vers le chêne géant:
« On doit savoir beaucoup, chêne, quand on est grand,
Dit-elle; réponds-moi: pourquoi faut-il mourir?
Il serait si beau d'être et de ne point finir! »
Mais l'arbre tristement branla sa haute cime:
« Comment saurais-je ça, fourmi, pauvre être infime
Que je suis? Va plus haut, arrête le nuage;
Peut-être qu'il pourra t'en dire davantage. »
La fourmi s'en alla: « O nuage, dis-moi,
Tu dois bien en savoir la raison, dis, pourquoi
Devons-nous tous mourir et quitter cette terre?
Exister est si doux; mourir est chose amère! »
Le nuage pleura: « Va demander plus haut
Pourquoi nous devons tous disparaître si tôt;
Je ne fais que passer..., la lune dans la nue
Peut-être le saura; ce soir, à sa venue,
Va la questionner. » Quand l'astre de la nuit
Sur la terre jeta son doux regard qui luit,
La fourmi s'avança: « Belle lune, dit-elle,
Dis-moi, sais-tu pourquoi tu n'es pas immortelle? »
La lune soupira: « Monte jusqu'au soleil,
Il est plus grand que moi, va guetter son réveil. »
Quand le jour fut venu: « Soleil dit la fourmi,
Pourquoi faut-il mourir? On est si bien ici. »
L'astre du jour pâlit: « Ah! demande à l'étoile!
Pour elle, elle si haut, le ciel n'a point de voile. »
Mais les astres brillants, à la voûte du ciel,
Dirent: « Demande à Dieu, lui seul est éternel! »

Bevaix, 2 juillet 1879.


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Fugitive.



Nous sommes étrangers et passons sur la terre
Comme un esquif léger qui fuit en se jouant
Sous les furtifs baisers d'une brise légère,
Et dans l'horizon bleu disparaît lentement;

Heureux si le sillon qu'il marque dans sa fuite
Demeure quelque temps après qu'il a passé;
Si quelque tourbillon n'efface tout de suite
Le chemin qu'en son cours rapide il a tracé;

Heureux si, dans les lieux d'où le sort nous entraîne,
Il nous demeure un coeur où nous vivions encor,
Un seul coeur qui nous suive en la plage lointaine
Que l'on nomme ici-bas le sépulcre d'un mort.

Octobre 1879.

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Maison Abandonnée.



Eux sont loin maintenant, et le logis demeure.
On dit qu'il est humide et par le temps miné:
Nul n'a compris, hélas! qu'il se désole et pleure
Tous les êtres chéris qui l'ont abandonné.

Un lierre l'a couvert d'un manteau de verdure
Comme pour en voiler l'éternelle douleur;
Nul oeil indifférent ne doit voir la blessure
Qui ronge lentement la maison jusqu'au coeur.

Et souvent, dans les nuits où souffle la tempête,
Lorsque le vent s'attaque à ses murs crevassés,
La maison sent la mort qui passe sur sa tête
Et se dit que peut-être elle a souffert assez...

Quelquefois, cependant, l'abandonnée espère
Qu'ils n'ont pas oublié, qu'ils reviendront un jour,
Et voyant sous le vent trembler l'herbe légère:
« Les voilà, pense-t-elle, enfin c'est le retour! »

Mais le jour a passé, déjà le soir est proche;
Personne n'est venu, ce n'était rien encor.
De l'angelus au loin, grave, tinte la cloche,
Et la vieille maison pleure son bonheur mort.

Puisque ceux qu'elle aimait déjà l'ont oubliée,
Puisqu'ils ne songent plus au vieux foyer noirci
Dont la vie à la leur est à jamais liée,
Le reste des mortels peut l'oublier aussi.

Elle n'abritera désormais plus personne
Et demeurera seule avec leur souvenir,
Car elle ne veut pas qu'un autre pas résonne
Aux lieux où son amour n'a pu les retenir.

Juin 1880.

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L'Aïeule.



Tous les hôtes joyeux sont partis, et l'aïeule,
Errant d'un pas distrait dans le logis désert,
Se trouve tout à coup bien étrangement seule
En ces lieux désolés, si pleins de vie hier.

Car il lui semble encor, derrière chaque porte,
Entendre un pas d'enfant ou quelque cri joyeux;
Mais ce n'est que le vent qui, sombre et triste, emporte
Les derniers souvenirs de ces jours radieux.

D'une chambre dans l'autre elle passe incertaine,
Ne s'expliquant pas bien ce qu'elle cherche ainsi
Et ne s'avouant pas, elle toujours sereine,
Que son oeil fatigué s'est de pleurs obscurci.

Chaque endroit, chaque salle, et chaque meuble même
A son coeur désolé rappelle un souvenir;
C'est là que les petits lui disaient: Je vous aime,
Et que tout proche d'elle ils cherchaient à venir.

C'est là, vers cette table, auprès de la fenêtre,
Que le cadet mignon aimait à s'établir,
Avec tous ses soldats qu'il commandait en maître,
Prenant sa grosse voix pour se faire obéir.

C'est là, sur ce vieux banc, dans les belles soirées,
Que fatigués du jour, tous arrivaient s'asseoir;
Et le bruit des chansons, les ris, les voix nacrées
S'élevaient lentement dans le calme du soir.

Et toute au temps vécu, la grand'mère s'arrête;
Les derniers feux du jour lui font, étincelants,
Une auréole d'or qui glisse sur sa tête
Et baise avec amour ses nobles cheveux blancs.

13 septembre 1880

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Conte De Fées.



Tout près d'ici je sais un beau prince enchanté
Qu'éveille quelquefois une fée à la brune
En lui mettant au front un nimbe de clarté:
Ce prince, c'est le lac, et la fée est la lune.

La fée aime le prince, et le prince lui rend
Cet amour qu'une nuit d'étoiles vit éclore;
Mais l'espace se trouve entre les deux si grand
Qu'ils en pleurent parfois jusqu'aux feux de l'aurore.

Lui l'attend tout le jour, sombre et chagrin souvent,
Lorsqu'il voit sur le ciel s'étendre un gros nuage
Qui, rapide, poussé par le souffle du vent,
Va lui prendre, rival, sa mignonne au passage.

Elle, toujours sereine en ses calmes splendeurs,
Le voyant malheureux et morose loin d'elle.
Lui jette, lumineux jusqu'en ses profondeurs,
Son regard débordant de tendresse éternelle.

Et sous l'humide éclat de ce regard si pur,
Le prince sent la paix qui rentre dans son être;
Celle qui tout là-haut rayonne dans l'azur
N'est plus si loin de lui qu'elle paraissait être....

Ils s'aimeront ainsi jusqu'à la fin des temps,
Sans voir encor le jour de leur union poindre:
Elle ne peut quitter ses parvis éclatants,
Et lui dans l'infini ne saurait la rejoindre....

Il existe, endormis sous un pouvoir fatal,
Bien des princes, ayant tous leur fée adorée,
Et les princes c'est nous, la fée est l'Idéal
Dont notre âme ici-bas se trouve séparée.

18 septembre 1880.

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L'Automne.



L'automne nous arrive, et la nature entière
Voyant, sombre et muet, son tombeau se rouvrir,
Comprend qu'elle est tout près de son heure dernière
Et, le coeur désolé, se prépare à mourir.

Mais si d'après nos lois il faut qu'elle succombe
Elle ne dira pas qu'elle se sent faiblir
Et, radieuse, un jour descendra dans la tombe,
Sans que nos yeux aient vu son visage pâlir.

Car toute la nature en sa splendeur est femme,
Elle veut être belle a l'heure de la mort,
Elle veut emporter les regrets de notre âme,
Elle veut qu'ici-bas nous pleurions sur son sort.

C'est pourquoi, lorsque vient languissante l'automne
Elle met un manteau tissé de pourpre et d'or
Et pose sur sa tête une triple couronne
Dont les feux rayonnants la grandissent encor.

Sa robe de topaze étincelle, emaillée
De mille diamants aussi purs que des pleurs,
Et de ses blanches mains, tristement effeuillées
On voit se détacher des corolles de fleurs.

Alors, à l'horizon devenu grave et sombre,
S'élève tout à coup la voix de l'aquilon;
Il sort en bondissant des abîmes de l'ombre,
Dissimulant la mort sous son noir tourbillon.

Il s'approche rapide, et la nature tremble,
Car elle connaît trop ce hurlement lointain
Et sait que l'ennemi contre elle se rassemble,
Que le trépas est près, et qu'il est son destin.

Et durant une nuit, quand le monde, tranquille,
Repose doucement en un calme sommeil,
Dans son tombeau béant elle glisse immobile...
Et l'hiver nous salue à l'heure du réveil.

13 octobre 1880.

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Feuilles D'Automne.



J'aime entendre le vent qui sanglote dans l'ombre
Durant les soirs brumeux de l'automne pâli,
Lorsqu'il erre plaintif dans la campagne sombre
Où le joyeux été repose enseveli.

Fuyant de ses baisers les mortelles atteintes,
Toutes les feuilles d'or quittent, d'un vol pressé,
L'arbre qu'elles ornaient de leurs changeantes teintes
Et qui demeure seul en face du passé.

Elles s'en vont par bande à travers la bruine,
Parfois rasant la plaine ou montant jusqu'aux cieux,
Troupe folle d'oiseaux que l'inconnu fascine,
Et que guide au hasard son vol capricieux.

Mais quelqu'une parfois, déchirée et lassée,
Ne pouvant soutenir sa course plus longtemps,
Se laisse retomber sur la terre glacée
Qui lui semblait si belle et si verte au printemps.

Puis c'est une seconde, aussi pâle et flétrie,
Qui vient toucher le sol en un long tournoîment,
Comme un ramier, trahi par son aile meurtrie,
Sur le chemin désert s'abat languissamment.

Bientôt, s'amoncelant, elles couvrent la plaine;
Sur leurs restes l'hiver jette son blanc manteau,
Et, du souffle glacé de sa puissante haleine,
Il leur fait un immense et tranquille tombeau....

Hélas! et c'est ainsi que durant notre vie
S'effeuille l'arbre vert de nos illusions:
Une première feuille est d'une autre suivie,
Puis leur nombre s'accroît et devient légions;

Et lorsque de nos ans arrivera l'automne,
Comme les feuilles d'or, de même dormiront
Tous nos rêves d'hier sous la blanche couronne
Dont l'âge aux doigts de glace aura ceint notre front.

26 octobre 1880.

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Chanson Du Soir.



Sur nos fronts déployant ses ailes,
La nuit aux yeux rêveurs étend
Son voile émaillé d'étincelles
Comme la robe d'un sultan.

Le lac enveloppe ses grèves
D'un long baiser rempli d'amour:
Le monde s'abandonne aux rêves
Qui naissent au déclin du jour.

L'âme s'envole sur la trace
D'un nuage au reflet vermeil,
Qui fuit tout joyeux dans l'espace
A la poursuite du soleil.

Elle franchit les monts tranquilles,
Qui vont songeurs dans l'infini
Perdre leurs sommets immobiles
Où les grands aigles font leur nid.

Elle sourit aux vertes plaines
Où paissent les troupeaux joyeux,
Écoute les chansons lointaines
Qui montent dans l'azur des cieux;

Elle se penche sur les rives
Des grands fleuves au bord glissant,
Et dont les ondes fugitives
A l'inconnu vont en dansant;

Elle effleure les sombres plages
Où, contre les rochers géants,
Viennent avec des cris sauvages
Mourir les flots des océans;

Elle erre sur les forêts vierges,
Passe au-dessus des hauts palmiers
Dont les troncs droits semblent les cierges
D'un temple aux immenses piliers....

Et, quittant les terres connues,
Elle s'en va, d'un seul élan,
Au delà des rapides nues,
Dans le grand ciel étincelant.

Puis elle s'arrête, indécise,
Croyant reconnaître, égaré
Dans un murmure de la brise,
Un timbre de voix adoré....

Doux souvenir d'êtres qu'elle aime,
Partis pour des lieux inconnus,
Et qui, depuis l'heure suprême,
Ne sont, hélas! pas revenus!...

Et l'âme, triste, se réveille,
Frissonnant dans l'ombre du soir:
Le nuage à l'aile vermeille
A disparu dans le ciel noir...

Décembre 1880.

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La Pendule Arrêtée.



C'est une chambre peinte à fresque
Avec de hauts murs lambrissés;
Lorsque l'on entre, on croirait presque
Rentrer dans les siècles passés.

On éprouve une gêne étrange
Dans cet endroit silencieux:
Il semble que l'on y dérange
Un rendez-vous mystérieux.

Je ne sais point pour quelle cause
L'appartement fut délaissé;
La fenêtre en est toujours close,
Sous le grand store bien baissé.

Il s'y passa, l'on peut le croire,
Autrefois des faits importants,
Mais nul ne connaît plus l'histoire
Que recouvre la nuit du temps.

On y voit sur la cheminée,
Entre deux flambeaux vermoulus,
Une pendule très ornée
Qui depuis longtemps ne va plus.

Il s'est enfui bien des années
Tandis qu'inactive elle dort,
Ses aiguilles comme enchaînées
Par le silence de la mort.

Que fut l'heure mystérieuse
Dont elles ne sauraient bouger?
Quelle est la main triste ou joyeuse,
Qui retint le battant léger?

C'est un secret et je l'ignore,
Un secret que l'oubli scella....
Les meubles seuls pourraient encore
Raconter cette histoire-là;

Car dans la vieille et triste chambre
Tout parle encor du temps ancien,
Même le léger parfum d'ambre
Qui vous saisit lorsqu'on y vient.

Les ans, dans leur marche sévère.
Ont fui, par les jours emportés,
Mais la pendule solitaire
Ne les a pas même comptés.

Il n'est plus qu'une heure pour elle,
Heure égale à l'éternité,
Et cette heure unique c'est celle
Où son battant fut arrêté.

Ainsi parfois sur cette terre
Où nous avons été placés,
Nous rencontrons, triste mystère,
Des coeurs vivant aux jours passés.

Comme la pendule fidèle
Dans la salle aux lambris doré
Ils se sont de l'heure actuelle
Volontairement séparés.

Pour eux aussi, toute la vie,
L'instant présent et l'avenir,
Est dans une heure évanouie
Qui ne doit jamais revenir...

Le temps a beau marcher sans trêve
Ils ne l'entendent pas couler,
Et trop absorbés par leur rêve,
Ils ne peuvent s'en éveiller.

Qu'importe si les jours s'amassent,
Qu'il soit le matin ou le soir,
Que les ans s'arrêtent ou passent,
Ils ne veulent pas le savoir.

Désormais, leur être demeure
Sur le même point arrêté;
Ils ne connaissent plus qu'une heure,
Et c'est pour eux l'éternité.

4 février 1881.

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Captif.



Le poëte jamais n'est maître de sa lyre,
Dont les cordes souvent éclatent sous ses doigts;
C'est lorsqu'il sent le plus qu'il peut le moins décrire,
Et que, voulant chanter, il demeure sans voix.

Lorsqu'à l'entour de lui tout n'est que poésie,
Que la nature en fête étale ses splendeurs,
Seul il reste muet, l'âme comme saisie,
Se sentant trop petit pour de telles grandeurs.

Et son coeur frémissant déborde d'harmonie,
Il écoute vibrer de célestes accords;
Mais un lien puissant enchaîne son génie
Il demeure vaincu, malgré tous ses efforts.

Il voit les astres d'or dans les espaces luire,
Il voit le grand ciel bleu se mirer dans les flots,
Il entend leur langage et ne peut le traduire
Que par d'amers soupirs, pareils à des sanglots.

Ah! nul ne peut savoir ce qu'il souffre en lui-même,
Aux heures d'impuissance où, malgré son désir,
Il comprend, envahi par un regret suprême,
Qu'il touche à l'idéal sans pouvoir le saisir.

Il est comme un oiseau captif dans une cage,
Et qui, par les barreaux de sa claire prison,
Contemple, dominé par un désir sauvage,
L'air bleu qui librement circule à l'horizon.

C'est en vain qu'il voudrait s'élever dans l'espace,
Se perdre en cet azur dont il se voit banni;
Il retombe brisé, l'aile meurtrie et lasse,
Les yeux mornes, encor tournés vers l'infini.

22 février 1881.

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Chanson Du Printemps.



Sais-tu, mignonne! la pervenche
Émaille déjà les buissons,
Et les oiseaux de branche en branche
Disent tout joyeux leurs chansons.

Partout se réveille la vie
Sous les chauds rayons du soleil:
C'est le printemps, il nous convie
Ensemble à fêter son réveil.

Viens! nous irons, l'âme joyeuse,
Porter nos pas bien loin, bien haut,
Dans la forêt mystérieuse
Où tout chante le renouveau.

Viens! à deux il est plus facile
D'épeler au livre de Dieu,
Et si j'y suis trop inhabile,
Tu voudras bien m'aider un peu.

Tu dois comprendre bien des choses
Que seul je ne trouverais pas,
Car tes rêveuses soeurs les roses
Ont dû t'en instruire tout bas;

Et durant ces heures trop brèves.
Revivant le printemps dernier,
Nous allons retrouver nos rêves
Pris aux épines du sentier.

22 février 1881.

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Les Trois Pas Du Nain.



Mavali le puissant repose en son palais.
C'est midi, le soleil jette de chauds reflets
A travers les plis lourds des tentures bien closes.
Une grande torpeur saisit hommes et choses.
Dans la salle où le roi négligemment s'endort,
Douze esclaves, liés avec des chaînes d'or,
Agitant sur son front un éventail de plume,
Le gardent anxieux, -car le maître a coutume,
S'il sort d'un rêve aimable avant qu'il soit fini,
Si l'air est trop pesant ou s'il a mal dormi,
De livrer à la mort les douze misérables.
Des bourreaux sont tout prêts à punir ces coupables,
Car Mavali toujours dit qu'il repose mal.
A la porte, veillant sur le sommeil royal,
Soixante hommes vaillants attendent en silence.
Si quelque bruit troublait la morne somnolence
Qui couvre le palais à cette heure du jour,
Eux de même seraient condamnés sans retour.
Dans la salle à côté, cinquante bayadères
Aux riches ornements, aux tuniques légères,
Prêtes à s'élancer, essaim jeune et charmant,
Attendent que le prince ait fait un mouvement:
Peut-être que leur vue aimable et ravissante
Calmera du tyran la colère naissante;
Peut-être que, devant leur divine beauté,
Il passera du songe à la réalité
Sans s'en apercevoir et sans penser au glaive.

Mavali dort toujours. -Soudain un bruit s'élève,
Étouffé, contenu d'abord, puis grandissant....
C'est une voix humaine au timbre glapissant.
Les esclaves tremblants écoutent et frissonnent:
Ce tumulte qui croît, ces accents qui résonnent,
C'est l'arrêt qui les jettent [1] à mort!... Mavali
Ouvre les yeux tout grands et s'assied sur son lit;
Le bruit ne cesse pas, la voix devient plus claire.
L'oeil sinistre, le front plissé par la colère,
Le roi prête l'oreille, et d'une forte voix:
« Qui donc m'a réveillé? » demande-t-il trois fois,
« Je rêvais de succès, de plaisirs et de fête,
Qui donc m'a réveillé? » Tous inclinent la tête
Et se taisent. Le roi sourit avec dédain,
Puis il fait aux bourreaux un signe de la main.

Mais dans ce même instant pénètre dans la salle
Un brahme, nain affreux, hâve, le manteau sale,
Haut de trois pieds à peine. Il vient devant le roi,
Le salue et lui dit: « O prince, écoute-moi!
Laisse à ces malheureux dont le regard t'implore
Le plaisir envié de te servir encore,
Et daigne m'assister pour un voeu que j'ai fait. »
Mavali l'écoutait courroucé, stupéfait.
Le brahme nain reprit: « La faim et la misère,
Prince, sont mes seuls biens; je veux trois pas de terre
Pour y bâtir moi-même un ermitage. » -« Quoi!
Mais pour un avorton faible et laid comme toi,
C'est aspirer bien haut et ne point être sage!
Que feras-tu, vraiment, avec un ermitage?
Un terrier te suffit! » Et d'un air méprisant,
Le roi le regardait. « Prends garde, roi puissant,
Prends garde à ton orgueil! » lui répondit le brahme.
« Quand j'aurai les trois pas que de toi je réclame,
J'y mettrai ton palais avec ce qu'il contient. »
-« Tu mettrais mon palais dans cet espace! Eh bien,
Je voudrais voir cela; comme je m'en vais rire!
Mais prends garde, vieux fou, si tu n'y peux suffire! »
Mavali se leva: « J'ai hâte de te voir
Commencer ton travail; sortons, j'irai m'asseoir
Au lieu choisi par toi. »
Ce fut dans une plaine
Que le soleil brûlait de son ardente haleine
Que le nain s'arrêta. Le roi, toute la cour,
Tout le peuple assemblé se mirent à l'entour.
Le nain ne bougeait pas. Le roi sourit: « Sans doute
Tu cherches, pauvre fou, cria-t-il, quelle route
Tu vas faire tenir à mon palais, afin
De l'amener entier sur ton vaste terrain! »
« Oui, dit le nain, je veux que la foule s'espace:
Il faut un grand chemin pour que ton palais passe. »
Le roi reprit: « Voilà, que te faut-il encor? »
« Rien, » répondit le brahme.... et, sans faire d'effort,
Il disparut d'un pas dans le lointain immense....
Ce fut un court moment d'horreur et de démence;
Puis, au bord opposé de l'horizon brillant,
Il reparut, divin, magnifique, effrayant,
Et, saluant le roi plein de stupeur profonde:
« Je suis Vishnou, dit-il, et j'ai conquis le monde! »

Juillet 1881.

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La Comète.



Comme un oiseau de flamme aux gigantesques ailes
Qui, venu du nadir s'en retourne au zénith,
La comète poursuit ses courses éternelles,
Certaine de sa route à travers l'infini.

Rien ne peut l'arrêter, ni les groupes de mondes
Qu'elle effleure en passant de sa traîne aux plis d'or,
Ni les longues horreurs des ténèbres profondes
Où le céleste plan dirige son essor.

Elle ira jusqu'au point désigné dans l'espace,
Illuminant soudain les inconnus glacés,
Poursuivant son chemin comme un éclair qui passe,
Jusqu'au moment où Dieu lui dira: « C'est assez! »

Lui seul la voit encor, parmi ces lointains mornes,
Vers le but qu'il choisit arriver lentement,
Et s'arrêter enfin aux invisibles bornes
Que pour elle il plaça dans le noir firmament.

Mais, arrivée au point où, triste et languissante,
Dans la nuit elle va disparaître sans bruit,
Un invisible attrait, une force puissante,
Lui fait abandonner la route qu'elle suit.

Et vers la profondeur indescriptible et terne,
Vers les lieux qu'elle a fuis dans son cours orgueilleux,
La comète soudain se retourne, et discerne
Une étoile pâlie à l'autre fond des cieux.

Cette étoile lointaine en l'immensité noire,
C'est l'astre de la vie et du joyeux réveil,
C'est l'astre environné de beautés et de gloire,
Qui porte la santé dans ses feux: le soleil.

Il attire vainqueur la comète éperdue,
À l'heure où celle-ci s'engouffrait dans la nuit;
Il lui rend ses clartés et sa force perdue,
Et, joyeuse et superbe, elle revient à lui.

C'est ainsi que parfois l'âme humaine s'égare,
Astre fait de lumière et de souffle divin,
Loin de son Créateur dont elle se sépare
Pour rechercher le mot du grand problème humain.

Seule, elle veut aller jusqu'au bout des sciences;
Prise au perfide attrait d'un rêve ambitieux,
Elle veut découvrir en ses tristes démences
Le pourquoi de la terre et le pourquoi des cieux.

Elle va, jusqu'au jour où, lassée, abattue,
Elle ne trouve plus que tristesse et néant,
Où, prise d'un dégoût qui l'accable et la tue,
Elle s'arrête au seuil de l'abîme béant.

Mais si loin qu'elle fuie, égarée en cette ombre,
Il n'est jamais trop tard pour espérer encor;
Dieu la voit avancer sur cette route sombre,
Il la voit s'engloutir lentement dans la mort.

Et, faisant tout à coup luire un rayon étrange
Dans la sinistre horreur de cette obscurité,
Il peut, lorsqu'il lui plaît, donner des ailes d'ange
À l'âme que son oeil suit dans l'immensité.

Et comme, distinguant la lumineuse gerbe,
La comète retourne au grand astre de feu,
Dans un essor puissant, magnifique et superbe,
L'âme, prenant son vol, s'en revient à son Dieu.

Bevaix, 31 août 1881.

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À L'Helvétie.



Inspire-moi des vers dignes de toi, patrie,
Grandioses et purs comme tes pics déserts,
Riants et colorés comme la rêverie
Qui s'empare de nous sur tes alpages verts!

Le temps s'est écoulé, jetant son ombre immense
Sur les siècles tombés au gouffre du néant
Et dont le cours nouveau sans cesse recommence,
Brisant les nations sous son pas de géant;

Il n'a pu renverser tes cimes immobiles;
Elles sont toujours là, blanches, dans le ciel bleu,
Pareilles à des soeurs aux coeurs fiers et tranquilles,
Montant dans l'infini pour s'approcher de Dieu.

Il n'a fait qu'effleurer tes lacs aux flots limpides;
Tu leur souris toujours de tes sommets altiers,
Qui se mirent, parés d'auréoles humides,
Dans l'onde harmonieuse expirant à tes pieds.

Il n'a rien su changer à tes verts pâturages
Où l'on voit les troupeaux passer en liberté,
Réveillant les échos des agrestes alpages
Par leurs cloches au son maintes fois répété.

Et les pâtres joyeux errant dans la prairie,
De leurs voix aux accents fiers et mélodieux
Redisent un vieil air tout plein de rêveries,
Qui se perd en montant dans l'infini des cieux...

Rien n'a changé!... Pourtant, si tu restes la même,
Tous ceux qui t'ont reprise aux pouvoirs ennemis
Ont un jour de la mort suivi l'appel suprême...
À l'ombre de tes monts, ils se sont endormis;

Et nul homme ici-bas ne connait plus leur tombe;
Pour beaucoup le trépas est devenu l'oubli,
Comme la feuille, hélas! qui se fane et qui tombe
Et que le vent du nord dans l'ombre ensevelit...

Ce qu'ils ont fait pour toi, l'âme calme et sereine,
Le ferions-nous encore, empressés et nombreux,
Sans craindre la souffrance et sans compter la peine,
Comme, aux jours d'autrefois, tous ces fidèles pieux?

Toi que l'on voit toujours, le front dans la lumière,
Saluant avant tous le soleil au matin,
Et qui restes pensive et grave la dernière
À le voir s'éloigner dans le rouge lointain,

Ah! donne-nous des coeurs aussi grands que tes cimes,
Aussi purs que la neige au flanc de tes glaciers,
Et fais renaître en nous les dévoûments sublimes,
Les vertus de ces jours par nous trop oubliés!

Rends-nous un peuple fort, un peuple saint et juste
Et jaloux d'obéir à ton premier signal,
Un peuple s'avançant dans un espoir auguste
Sur le rude chemin qui mène à l'idéal!

Juillet-août 1881.

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Lune D'Eté.



Lune, toi qui franchis, pâle et silencieuse,
L'azur plein d'astres d'or dont la foule te suit;
Qui jettes sur nos fronts ta clarté radieuse,
Comme un rêve d'argent qui traverse la nuit;

Tes rayons égarés dans le cristal de l'onde
Semblent des diamants entraînés par le flot,
Qui les berce aux accents d'une chanson profonde,
Belle comme le ciel, triste comme un sanglot.

Tes limpides reflets vont jouer sur les crêtes
Des grands monts sourcilleux rêvant dans l'infini,
Posent des franges d'or sur les fines arêtes,
Sur les rocs crevassés où l'aigle fait son nid.

Dans ton ellipse immense et sans cesse la même,
Combien d'êtres humains n'as-tu pas vu, hélas!
S'avancer lentement jusqu'au gouffre suprême
Où doivent s'engloutir les vivants d'ici-bas?

Et sais-tu que toi-même aussi, nocturne reine,
Tu cesseras un jour de briller dans les cieux?
Tu mourras comme doit mourir la race humaine,
Et l'ombre habitera les airs silencieux.

De toutes tes splendeurs, de tes beautés divines,
De ce rayonnement qui remplissait les airs,
Il ne restera rien qu'un chaos en ruines
Traversant égaré la nuit de l'univers!

Piora, août 1881.

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L'Inscription.


Souvenir Du Saint-Gothard.

C'est bien loin, à Piora; près du chemin sauvage
Qui d'Airolo conduit à la verte hauteur,
On voit sur un vieux roc qui date d'un autre âge
Quelques mots de latin dont nul ne sait l'auteur.

Les jours accumulés ont dégradé la pierre;
Depuis longtemps déjà tout est presque effacé,
Et nul ne peut jeter un rayon de lumière
Sur ce témoin étrange et triste du passé.

Ce vieux bloc entaillé parait être une tombe:
Quelqu'un repose là du sommeil éternel,
Bercé par le torrent qui s'écoule et qui tombe
Avec un chant plaintif qui monte vers le ciel.

Et ce tombeau, dont nul ne connaît l'origine,
Mais qui doit bien avoir mille et quatre cents ans,
Est un tombeau chrétien, car la marque divine,
La croix, étend sur lui ses deux bras tout-puissants.

Elle est sculptée en grand dans la roche durcie,
Et les siècles nombreux n'ont pu l'anéantir;
Elle veille toujours, bien que vieille et noircie,
Sur la tombe d'un mort, peut-être d'un martyr.

Son nom est effacé, sa mémoire est éteinte;
Quelques lettres pourtant conservent leur dessin,
Et l'on peut déchiffrer cette parole sainte:
« Il est mort en Jésus-Christ, le Nazaréen. »

Le voyageur qui passe en ce lieu solitaire
Y demeure pensif et triste un long moment,
Cherchant à pénétrer le secret que la terre
Ne livrera qu'au jour du dernier jugement.

Et quelquefois, devant cette tombe isolée
Où l'oiseau vient chanter, où la mousse fleurit,
Où la neige, l'hiver, met un blanc mausolée,
Où la brise du soir glisse comme un esprit,

Il se dit qu'il voudrait, loin du bruit et du monde,
Ainsi que l'inconnu fermer un jour les yeux
Et dormir comme lui dans cette paix profonde,
A l'ombre de la croix, sous l'espace des cieux.

Bevaix, 10 septembre 1881.

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La Lune Rouge.



C'est le soir; la bataille est enfin terminée:
Le vaincu s'est enfui, le vainqueur est lassé,
Et la fleur du pays, en un jour moissonnée,
Jonche tous les replis du sol dur et glacé.

Ils sont là tout raidis et la tête inclinée,
Adolescent joyeux, d'une balle percé,
Homme fort et vaillant, cohorte infortunée
Qui n'a pas reculé quand la mort a passé.

Et, sous un autre ciel, un vieillard solitaire,
Las d'avoir travaillé tout le jour à la terre,
Respire le vent frais qui le baise en passant;

Il regarde pensif le grand ciel qui rayonne
Plein d'un ruissellement d'étoiles, et s'étonne
Que la lune soit rouge et paraisse de sang...

Bevaix, 12 septembre 1881.

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Soir Au Village.



Le village s'endort en son nid de verdure,
Une vague fumée encor monte des toits,
Un indicible calme envahit la nature
Et gagne lentement la campagne et les bois.

Un grand nuage rouge égaré dans l'espace
Jette de longs reflets sur les cieux assombris,
Puis insensiblement il se fond et s'efface
Dans le vague brouillard des crépuscules gris.

Tous les vieux paysans assis devant leur porte,
Devisent sur leurs champs, sur le temps qu'il fera:
Le raisin claire un peu, la récolte est très forte;
On aura de l'argent, lorsque l'hiver viendra.

Les jeunes filles vont promener sous les saules,
Marchant toutes de front en se donnant la main,
Tandis que les beaux gars aux robustes épaules
Malicieusement leur barrent le chemin.

Chacun voudrait pouvoir retenir sa chacune,
Ce sont de gais assauts qui n'en finissent pas,
De longs éclats de voix, des rires, et la lune,
Qui passe dans le ciel, sourit à ces ébats.

Et les boeufs tachetés, couchés dans l'écurie,
Ruminent lentement leur provende du soir,
Pendant que leurs grands yeux tout pleins de rêverie
Errent dans l'ombre épaisse et regardent sans voir.

Bevaix, 20 septembre 1881.

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Confiance.



Si tu sens vaciller ta foi
Devant la tempête hagarde,
Calme-toi,
Dieu te garde.

Si, d'après la commune loi,
Dans le néant tombe chaque heure,
Calme-toi,
Dieu demeure.

Si ton coeur est rempli d'émoi,
Si le désespoir t'environne,
Calme-toi,
Dieu pardonne.

Si la mort te comble d'effroi,
Si tu crains l'ombre où l'on sommeille,
Calme-toi,
Dieu réveille.

27 septembre 1881.

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La Belle Au Bois Dormant.



BALLADE QUI A OBTENU LA PRIMEVÈRE AUX JEUX
FLORAUX DE TOULOUSE.

Dans son vaste palais, sous la sombre ramure,
La Belle au bois repose, attendant le réveil;
Son beau front est de glace et pâle est sa figure,
Ses grands cheveux lui font comme un manteau vermeil.

Un étrange sourire erre encor sur sa bouche,
Ses longs cils abaissés ombrent légèrement
Ce visage si pur et que la mort farouche
Semble avoir en son vol effleuré seulement.

Elle a joint sur son coeur ses mains fines et blanches
Et semble une statue en marbre précieux;
Et le soleil couchant qui glisse sous les branches
A travers les vitraux la baise sur les yeux.

Elle ne peut sentir cette douce caresse:
L'heure de s'éveiller n'a pas encor sonné;
Elle n'a point perçu la voix enchanteresse
Qui dira: « Lève-toi, le siècle est terminé! »

Mais comme elle repose impassible et sereine,
Suivant un rêve d'or qui fuit dans le ciel pur
Et qui, depuis longtemps, la ravit et l'entraîne
Jusqu'à ces inconnus que recouvre l'azur.

Un cavalier s'en vient à travers les broussailles,
Jusque sous les hauts murs du palais enchanté:
Il voit devant ses pas s'écrouler les murailles,
Et pénètre sans peine en ce lieu redouté.

C'est un prince au pourpoint de velours vert très pâle,
Au visage plus beau que la clarté du jour,
Au grand chapeau chargé de rubis et d'opale,
Au regard plein de force et de vie et d'amour.

Il traverse la cour où d'énormes troncs d'arbres,
Renversés par le temps, gisent amoncelés,
Et gravit sans frayeur les hauts degrés de marbre
Que la pluie et la neige ont presque descellés.

Le long des corridors de grosses araignées
Qui dorment dans leurs rets tissés d'argent et d'or,
S'éveillant à demi regardent, étonnées,
Ce vivant qui pénètre au séjour de la mort.

Puis enfin il arrive à la salle où repose
Celle qu'il vient chercher dans le sombre palais;
Il pousse vivement la porte à demi-close,
Où passent en dansant de lumineux reflets.

Il voit la jeune fille endormie et si belle,
Attendant l'inconnu qui vient pour l'épouser:
Plein d'une joie immense, il se penche vers elle,
Et sur sa main glacée il pose un long baiser.

Dans tout le vieux manoir une rumeur s'élève;
Dans le grand bois s'éveille un doux gazouillement,
Et la jeune princesse enfin sort de son rêve,
Puis regarde autour d'elle avec étonnement.

Alors, dans les clartés pâles du jour qui tombe,
Elle voit l'étranger devant elle à genoux,
Et les yeux pleins encor de lueurs d'outre-tombe,
Elle lui tend les bras et murmure: « C'est vous! »

La Belle au bois dormant qui, radieuse et pure,
Dut en son noir castel s'endormir pour longtemps,
N'est-ce pas ton image, ô superbe Nature?
Et le beau fils de roi, c'est toi, joyeux Printemps!

C'est toi qui viens chercher la terre ensevelie
Sous les âpres linceuls des automnes glacés,
Qui lui rends son sourire et sa splendeur pâlie,
Et dis, en la baisant: « Oh! renais, c'est assez! »

Non daté.

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Les Sphinx.



Sur les larges degrés des terrasses antiques,
Près des piliers de marbre et des riches portiques
Que les reines foulaient de leur pas languissant,
Les vieux sphinx de granit, aux ailes formidables,
Se dressaient, regardant au delà des grands sables
Où le rouge soleil met des reflets de sang.

Ils dominent encor les ruines énormes
Qui recouvrent le sol de leurs débris informes;
Et le temps, ce vainqueur aux sombres missions,
N'a pas su renverser ces terribles figures
Qui paraissent, la nuit, dans les lueurs obscures,
Les sinistres témoins des générations.

Ils veillent sur les murs de Thèbes aux cent portes;
Mais Thèbes, sa grandeur et sa gloire sont mortes...
De l'immense cité rien ne demeure plus.
Seuls ces titans rêveurs, sous la voûte étoilée,
N'ont pas encor senti leur puissance ébranlée
Par le nombre pesant des siècles révolus.

Ils n'ont pas incliné leurs fronts hautains et mornes;
On les voit, comme alors, à l'horizon sans bornes,
Songer, graves, muets, sous l'espace infini.
Sur leur lèvre immobile erre encore un sourire
Si triste et si profond, que l'on ne saurait dire
Quel désespoir habite en ces corps de granit.

Vers quel point est tourné ce grand regard étrange
Qui jamais ne dévie et qui jamais ne change?
Sphinx, interrogez-vous la terre ou bien le ciel,
La plaine qui rayonne ou la lointaine étoile,
L'avenir qui se tait, le passé qui se voile?
Quel spectacle retient votre oeil surnaturel?

Nul ne saurait ainsi sonder tous les mystères;
Mais ce qui peut remplir vos rêves solitaires,
Ce que vous contemplez dans le vague lointain,
N'est-ce pas l'homme, hélas! cette énigme suprême,
Dont nul ne sait le mot, qui s'ignore elle-même
Et ne peut désigner sa source ni sa fin?

Et tandis que devant votre face immobile
Qui sur l'horizon bleu vaguement se profile,
Pour vous interroger, nous arrêtons nos pas,
Vous poursuivez toujours votre recherche vaine
Sans parvenir jamais à sonder l'âme humaine,
Ce problème éternel que l'on ne résout pas.

Neuchâtel, 15 octobre 1881.

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Aux Enfants.



Lorsque durant l'hiver, dans les soirs de tempêtes,
Sur l'oreiller moelleux posant vos blondes têtes,
Vous fermez vos grands yeux aux terrestres clartés,
Ne songez-vous jamais, enfants joyeux et roses,
Auxquels le ciel clément prodigue toutes choses,
A ceux qu'il a laissés seuls et déshérités?

Et tandis qu'au-dessus de votre couche blanche,
Votre mère, pensive, avec amour se penche,
Comme un ange du ciel qui veille auprès de vous.
Pensez-vous quelquefois aux enfances sans nombre
Qui n'ont pour les garder que la nuit morne et sombre
Et que le sol, au lieu de votre nid si doux?

Pensez-vous à tous ceux qui vont dans les ténèbres,
Parmi les hurlements sinistres et funèbres
Du sauvage ouragan qui vole avec fracas;
Qui n'ont pas d'autre lit que la neige et la glace,
Qui n'ont pas d'autre toit que le brumeux espace
Et dont le seul refuge est souvent le trépas?

Ne les oubliez pas, enfants, dans les prières
Que vous dites avant de clore vos paupières
Et de vous endormir d'un sommeil calme et fort!
Dieu prêtera l'oreille à vos voix argentines,
Qui s'en iront vers lui dans les sphères divines,
Comme des cygnes blancs aux grandes ailes d'or.

Il doit vous écouter bien mieux que nous, sans doute,
O petits voyageurs sur notre sombre route,
Qui connaissez encor le langage du ciel;
El sa grâce descend sur votre tête blonde,
Quand vos yeux, tout remplis d'une lueur profonde,
S'élèvent suppliants à son trône éternel.

Bevaix, 20 octobre 1881.

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Qui Es-Tu?



Je suis de ces rêveurs qui vont, l'âme joyeuse,
Errer dans la forêt sombre et mystérieuse
Où volent les oiseaux;
Qui voudraient s'arrêter devant chaque merveille.
Devant chaque brin d'herbe, et qui prêtent l'oreille
Aux chansons des ruisseaux.

Je suis de ces rêveurs pour qui le bois sauvage,
Avec son dôme noir qui retient au passage
Les rayons du soleil,
Avec l'acre senteur des superbes fougères,
Avec les grands sapins aux aiguilles légères,
Semble un palais vermeil.

Je suis de ces rêveurs que la nature enchante,
Qui préfèrent, dans l'ombre, un rossignol qui chante,
Aux concerts des cités;
Qui, d'une étoile d'or s'élevant dans la brune,
D'un vieux clocher qui luit sous un baiser de lune,
Se sentent transportés.

Je suis de ces rêveurs que la nature enivre,
Qui veulent lire en elle ainsi que dans un livre
Aux autres coeurs fermé;
Séduits par un insecte aux élytres dorées.
Par une fleur nouvelle, aux profondeurs nacrées,
Au calice embaumé.

Je suis de ces rêveurs affamés de chimères,
Qui s'en vont, oubliant les tristesses amères,
Errer dans le ciel bleu,
Et poursuivre un nuage étrange qui s'efface,
Un astre rayonnant qui sillonne l'espace
Comme un serpent de feu.

Je suis de ces rêveurs que l'espérance anime,
Et qui, de la vallée, aspirent à la cime
D'où l'on voit l'inconnu;
Qui cherchent à monter et non pas à descendre,
Qui cherchent à sonder, qui cherchent à comprendre
Ce qu'ils n'ont pas connu.

Je suis de ces rêveurs qu'une seule caresse
Suffit pour entraîner à ta suite, maîtresse,
O muse au front sacré!
Car tous ces rêveurs-là sont tes fils, les poètes,
Qui n'ont pas d'autre joie et n'ont pas d'autres fêtes
Que ton culte adoré.

Bevaix, 25 octobre 1881.

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L'Inconnu.



Hélas! c'est donc ainsi que toute chose passe!
Chaque jour qui s'enfuit n'est jamais racheté,
Et le temps qui s'en va sans laisser nulle trace
Nous porte lentement jusqu'à l'éternité.

Mais nul ne connaît l'heure où la course s'achève.
Alcyons fugitifs sur l'écume des flots,
Nous allons, poursuivis par un semblable rêve,
Mêlant la joie aux pleurs et le rire aux sanglots.

L'avenir devant nous parait riant ou sombre,
Mais le but qu'il présente est le même pour tous;
Dans les clartés du jour ou dans l'horreur de l'ombre,
Le trépas se tient là, prêt à fondre sur nous.

Il ne faut qu'un signal pour ouvrir une tombe,
Il ne faut qu'un instant pour fermer un cercueil;
Par un ordre inconnu l'étoile oscille et tombe:
Un mot venu du ciel met un pays eu deuil.

Atome intelligent dans l'immense matière,
Grain de sable perdu sous l'espace du ciel,
Être étrange et divers, fait d'ombre et de lumière,
L'homme est né pour mourir et se sent immortel.

Il se demeure, hélas! une énigme à lui-même,
Et, quel que soit le Dieu que son âme invoqua,
Il n'a pu jusqu'ici, sondant le grand problème,
Triomphant et joyeux s'écrier: Euréka!

Où donc la vie humaine a-t-elle pris sa source?
Vers quel but inconnu son cours est-il poussé?
Vers d'autres univers portons-nous notre course?
L'avenir sera-t-il l'image du passé?

Mystère de la vie, ô grand pourquoi des choses!
Arche immense d'un pont sur les siècles construit,
Et dont les deux piliers, les effets et les causes,
Plongent l'un dans le vague et l'autre dans la nuit.

Bevaix, 25 octobre 1881 - 15 avril 1882.

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Le Progrès.



Nous avons beau mêler tous les arts aux sciences,
Nous n'atteignons jamais à tes magnificences,
O nature, si grande et si simple à la fois!
Nous demeurons vaincus par tes divins modèles;
Nos temples, nos palais, nos oeuvres immortelles
Ne valent pas le dôme immense de tes bois.

Les plus belles couleurs par l'homme préparées
Pâlissent à côté des profondeurs nacrées
De quelques gouttes d'eau reflétant le ciel pur;
La moire qui chatoie et les fines dentelles,
La gaze, le satin n'égalent pas les ailes
D'un papillon brillant qui se perd sous l'azur.

La vapeur que l'on voit dans une course ardente
S'élancer en jetant dans l'air sa voix stridente,
Coursier nourri de flamme et d'un geste dompté,
Ne peut suivre l'oiseau dont le vol se balance
Et qui, sans déchirer l'harmonieux silence,
Traverse en un instant la bleue immensité.

Les milliers de flambeaux à la clarté sereine
Que l'électricité, cette nouvelle reine,
Prête au génie humain pour combattre la nuit,
Valent-ils un rayon de soleil qui s'épanche
Sur un ruisseau qu'il dore à travers une branche
La lune des beaux soirs et l'étoile qui luit?

Tous les dogmes hardis, les ténébreux systèmes
Inventés à plaisir par les hommes eux-mêmes
Et qu'on voit, ici-bas, dominer tour à tour,
Peuvent-ils égaler cette croyance auguste
D'un Dieu qui doit punir, car il est saint et juste,
Mais qui sait pardonner parce qu'il est amour!

Bevaix, 5 novembre 1881.


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Les Ignorés.



Souvenir Du Saint-Gothard.

Les héros les plus grands, ce sont les moins connus,
Ce sont ceux qui dans l'ombre accomplissent leur tâche;
Qui, sans murmures vains, travaillent sans relâche,
Puis rentrent dans la nuit dont ils étaient venus.

Nul n'en connaît le nombre, intrépide phalange
Prête à chaque péril, à chaque dévoûment,
Et que l'on voit parfois briller obscurément,
Comme un joyau de prix égaré dans la fange!

Admirables lutteurs, qui, sans même savoir
Que leur conduite est noble et que leur âme est grande,
Donnent toute leur vie et leur joie en offrande
A cet austère maître appelé le devoir!

Ah! certes, parmi ceux qu'ici-bas l'on encense,
Artistes, conquérants redoutés et puissants,
Beaucoup ne valent pas ces humbles combattants
Qui passent sans éclat, sans beauté, sans science.

Ce sont eux qu'il faudrait pouvoir rendre immortels,
Eux qui mériteraient un temple à leur mémoire,
Comme Athène autrefois, dans les jours de sa gloire,
Pour les dieux inconnus élevait des autels.

Bevaix, 10 novembre 1881.

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Heure Sainte Du Soir.



Heure sainte du soir, que j'aime ton mystère,
Où l'on sent palpiter quelque chose d'austère,
Quelque chose qui touche à la divinité!
La terre est près du ciel, dans ces heures dernières,
A ce moment auguste où les grandes lumières
Se fondent au couchant avec l'obscurité.

La nacre, le carmin, le violet, l'orange,
Se mêlent lentement à l'air d'un gris étrange
Et couvrent l'horizon de reflets chatoyants.
Puis, comme un oiseau gris entr'ouvrant sa grande aile,
Le crépuscule monte au ciel qui se constelle
Et semble un dais énorme émaillé de brillants.

Et dans cette ombre claire encor, la lune étale
La tranquille splendeur de son fin croissant pâle
Dont un fil d'or rejoint les deux extrémités:
Tel un anneau tombé d'une main inconnue
Et qui, fixé soudain par un point dans la nue,
Se balance en jetant mille éclats argentés.

Et ces éclats s'en vont jusqu'au lac qui repose
Danser en se jouant sur le gouffre morose,
Tandis que les grands flots noirs et silencieux,
Inquiets de les voir troubler la nuit livide,
S'efforcent, mais en vain, dans une étreinte humide,
D'éteindre ces rayons qui descendent des cieux.

2 décembre 1881.

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David.



CANTIQUE COURONNÉ AU CONCOURS DU PRESBYTÈRE
DE L'ÉGLISE ÉVANGÉLIQUE DE GENÈVE.


David n'avait que sa fronde
Pour lutter contre le géant;
Mais au fond de son coeur d'enfant
Habitait une foi profonde:
Il savait bien que l'Éternel
Combattrait avec lui pour sauver Israël.

Il avançait ferme et tranquille
Contre le Philistin puissant,
Qui, l'oeil hautain et méprisant,
Riait de son air juvénile
Et se moquait de l'Éternel
Qui choisissait David pour sauver Israël.

Mais, sans trembler, d'une main sûre,
L'enfant que son Dieu dirigeait,
Fit au colosse, d'un seul jet,
Une inguérissable blessure.
Et c'est ainsi que l'Éternel,
Selon son bon plaisir, délivrait Israël.

Comme David, tu nous appelles
A de grands combats, ô Seigneur!
Pour en sortir à ton honneur,
Comme David rends-nous fidèles,
Et l'on verra que l'Eternel
Se tient auprès de nous comme auprès d'Israël!

Et si le mal nous environne,
Et s'il devient plus fort que nous,
Nous t'implorerons à genoux,
Toi qui ne rejettes personne!
Et répondant à notre appel,
Tu lutteras pour nous, ô Sauveur éternel!

1881.

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Lorsque Le Soir Descend...



Lorsque le soir descend, j'aime entendre les vagues
Expirer sur la grève avec des sanglots vagues,
Tandis qu'un rayon pâle égaré dans les cieux
Mêle son reflet clair au bleu triste des ondes
Et brode un ourlet d'or sur les nappes profondes
Qui jettent leur chanson dans l'air silencieux.

J'aime entendre le vent qui s'irrite ou qui pleure
Et qui parle dans l'ombre aux branches qu'il effleure
D'un baiser qui les fait frémir et s'agiter;
J'aime écouter, pensif, la voix subtile et douce
D'un insecte azuré qui dit aux brins de mousse
Ce que nul être humain ne saurait répéter.

J'aime entendre le chant limpide de la source
Qui sur un lit de sable accélère sa course
Et s'enfuit vers un but qu'elle ne connaît pas.
J'aime entendre le bruit superbe du tonnerre,
Lorsque du haut du ciel il s'adresse à la terre
Qui l'écoute soumise et tremble à ses éclats.

J'aime écouter, la nuit, tout seul devant l'espace,
Le doux bruissement du silence qui passe
Et la vague chanson qui s'échappe du ciel,
Mystiques entretiens des sphères suspendues,
Comme des lampes d'or, aux mornes étendues
Où le froid et la nuit ont leur règne éternel.

Oh! que l'homme apprendrait de choses merveilleuses
S'il percevait le sens des voix mystérieuses
Qu'il entend s'élever à chacun de ses pas!
Mais cet hymne sacré que chante la nature
Est pour l'esprit humain d'une essence trop pure;
Il peut le pressentir, il ne le comprend pas.

12 janvier 1882.

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L'Énigme.



J'aime à sonder l'azur, à poursuivre un nuage
Qui vole dans les airs comme un cygne sauvage
Regagnant vers le soir son nid dans les ajoncs;
Mon regard l'accompagne et je vais sur sa trace
Jusqu'à ce qu'il s'arrête et lentement s'efface
Dans le rayonnement des vastes horizons.

Je contemple pensif l'étoile vagabonde
Qui d'un cours inconstant s'en va de monde en monde
Et passe tour à tour du nadir au zénith;
Je pense que bien loin, au delà de la nue,
Dans une sphère étrange, à la terre inconnue,
Il est peut-être un point où l'univers finit.

Ce mystère du ciel me tourmente sans trêve,
Et, de ces régions où mon regard s'élève,
Mon coeur voudrait toujours sonder l'immensité;
Il cherche le secret que dérobe l'espace....
Mais qu'il suive dans l'ombre un astre d'or qui passe
Ou se perde rêveur parmi l'obscurité,

Il ne déchiffre point ce problème insondable;
L'énigme qu'il poursuit demeure insaisissable
Et la voûte d'azur ne se déchire pas;
Et le grand infini, sphinx couronné d'étoiles,
Reste couvert toujours d'impénétrables voiles
Et ne rencontre point d'OEdipes ici-bas.

2 février 1882.

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L'Inaccessible.



L'homme n'atteint jamais à l'idéal qu'il rêve:
C'est en vain qu'ici-bas il cherche à le saisir;
Il ne peut y toucher, malgré tout son désir,
Et devant lui, toujours, il le voit qui s'élève.

Ainsi que Prométhée, à la terre fixé,
Rongé par le désir qui le poursuit sans cesse,
Il voit, le coeur rempli d'une immense tristesse,
Flotter devant ses veux son rêve inexaucé.

Il ne peut le rejoindre et briser son entrave,
Il ne peut échapper au châtiment cruel,
Et, se sentant créé pour l'espace du ciel,
Il se trouve ici-bas lié comme un esclave.

Et le jour suit la nuit, la nuit succède au jour,
Le temps, d'un pas léger, fuit sans laisser de trace...
Mais jamais l'homme encore, oubliant sa disgrâce,
N'a rompu ses liens et chassé le vautour.

Il n'a pu s'affranchir des tristesses amères,
Il n'a pu s'élever jusqu'au vague infini,
Et ne rejoint jamais, hélas! pauvre banni,
Le vol capricieux et doux de ses chimères.

7 février 1882.

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La Lumière Inconnue.



Lorsque la nuit descend, nuageuse ou sereine,
Je vois soudain briller sur la hauteur lointaine
Un feu que l'on prendrait pour une étoile d'or.
Chaque soir, sans jamais y manquer, il s'allume
A l'heure où les coteaux s'effacent dans la brume
Qui voile avec lenteur la terre qui s'endort.

Je contemple souvent ce rayon solitaire
Qui jusqu'à moi descend plein d'un vague mystère;
Il me semble parfois qu'il m'appelle vers lui,
Et mon être ressent mille étranges envies:
Je voudrais m'élancer hors des routes suivies,
Jusqu'à cette clarté qui rayonne et qui luit.

Je laisse aller mon coeur au gré de mes pensées,
Et mille visions, aussitôt effacées,
S'en viennent tour à tour flotter devant mes yeux.
.... C'est une jeune fille avec des tresses blondes,
Avec de grands yeux bleus pleins de clartés profondes,
Si sereins et si purs qu'ils font songer aux cieux.

Pensive et diligente, elle coud sans relâche,
Elle veut achever, le soir même, sa tâche;
Mais parfois ses regards s'en vont, doux et brillants,
Vers le large fauteuil où son aïeul sommeille,
Et la lampe répand une clarté vermeille
Sur ce front de vieillard aux nobles cheveux blancs.

Ou bien c'est un joyeux berger des pâturages
Qui, pour se reposer de ses rudes ouvrages,
Vient trouver sa promise et près d'elle s'assied;
Il est robuste et fort, elle est active et belle,
Et près d'eux un chien-loup, leur compagnon fidèle,
Dort la tête appuyée aux briques du foyer.

Ils se disent tout bas de ravissantes choses;
Ils comptent s'épouser dans la saison des roses,
Au temps où les oiseaux travaillent à leur nid;
Puis de rire!... Le chien redresse un peu l'oreille
Et, comme un sûr et vieux ami qui les surveille,
Il entr'ouvre à moitié son grand oeil endormi.

C'est peut-être un savant, un rêveur, un artiste,
Qui recherche le calme et que la foule attriste,
Et qui donne au travail les veilles de la nuit.
Il se croit oublié dans sa retraire austère,
Sans songer que, perçant les brumes de la terre,
Mon âme le devine, et mon regard le suit.

Ou, retrouvant encore au fond de ma mémoire
Les lambeaux oubliés d'une très vieille histoire,
Je pense à quelque gnome assis près d'un tombeau
Où dort une princesse aux longs cheveux d'ébène,
A la figure pâle étrangement sereine,
Et que doit éveiller un prince jeune et beau....

Hélas! et c'est ainsi que je garde mon rêve!
Je le poursuis toujours sans fatigue et sans trêve;
Plus d'une fois déjà je me suis dit: « Demain,
Dès la pointe du jour, je m'en irai moi-même
Chercher le dernier mot de ce lointain problème... »
Jamais l'aube qui suit ne me trouve en chemin.

J'ai peur de voir crouler mon palais de chimères:
Les douces visions de mon coeur me sont chères,
J'aime tant rêver, seul, dans l'obscurité.
En te voyant de près, ô lumière discrète,
Je me dirais sans doute: « Hélas! pauvre poète,
Tes songes valaient mieux que la réalité! »

22 février 1882.

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Chaînes.



L'aigle, malgré l'ardeur qui fait mouvoir son aile,
N'atteint pas le soleil que cherche sa prunelle,
Et l'astre d'or s'en va dans l'abîme inconnu,
Comme un roi qui descend les marches de son trône,
Le front ceint d'une immense et superbe couronne,
Avant que jusqu'à lui l'oiseau soit parvenu.

Il a dû s'arrêter dans cette course altière,
A l'heure où, s'enivrant d'espace et de lumière,
Il montait en planant dans les champs de l'azur;
A l'heure où, débordant d'une joie inconnue,
En se voyant tout seul au milieu de la nue,
Il se croyait déjà le maître du ciel pur.

Il n'a pu s'affranchir à jamais de la terre;
Sur un rocher lointain, abrupt et solitaire,
Ses aiglons affamés suivent dans l'infini
Son vol audacieux qui dans l'air se balance;
Mais, si loin qu'il puisse être, au milieu du silence,
L'aigle croit les entendre et revient à son nid.

C'est ainsi que parfois l'âme humaine s'élève
Et s'en va dans le ciel sur les ailes du rêve:
Elle a soif d'inconnu, d'azur, d'immensité;
Mais sitôt qu'elle a fuit les chaînes de la vie,
Le souci, noir aiglon dont elle est poursuivie,
La force à revenir dans la réalité.

6 mars 1882.

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Les Magots.



Sur la console en bois de chêne
Pleine de mille bibelots,
Les doigts blancs de la châtelaine
Avaient posé les deux magots.

Elle était joyeuse et folâtre:
Ses boucles d'or aux tons soyeux
Sur son front pur comme l'albâtre
Mettaient un nimbe radieux.

Et les magots branlaient la tête,
Ecarquillaient leurs gros yeux vairs,
Avaient l'air profondément bête
Sous leurs amples vêtements clairs.

Leur bouche allait jusqu'aux oreilles.
Tant ils riaient fort tous les deux;
Et l'enfant aux tresses vermeilles,
En passant, riait avec eux.

Le manoir était en liesse,
Plein d'hôtes joyeux et charmants,
D'aimable et superbe jeunesse
Mêlant les fleurs aux diamants.

Chaque soir, le long des charmilles,
On voyait sous le dôme ombreux
Beaux cavaliers et jeunes filles
S'en aller couples amoureux.

Et pendant les fêtes splendides,
Devant les danses, les bijoux,
Les nains aux visages stupides
Riaient toujours comme des fous.

Mais, hélas! un jour sonna l'heure
Où tout le pays fut en deuil:
La mort entrant dans la demeure
Mit la châtelaine au cercueil.

Sa blanche paupière abaissée
Voila pour toujours ses beaux yeux;
On la porta, calme et glacée,
Dans le tombeau de ses aïeux.

Le manoir resta solitaire,
Les grands volets furent bien clos,
Et les arbres avec mystère
Se couvrirent de leurs rameaux...

Pourtant, sur la haute console,
Laissant fuir les nuits et les jours,
Enivrés d'une gaité folle
Les deux magots riaient toujours.

14 mars 1882.

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Plaisir D'Enfant.



Sitôt que ma leçon se trouvait terminée,
J'allais au bord du lac achever ma journée
Et rire avec le flot qui bondissait joyeux;
Et sur le sable d'or de la riante grève,
Je m'endormais parfois pour écouter en rêve
La sereine chanson du lac harmonieux.

Ou bien je regardais passer les longs nuages
Semblant un vol puissant de beaux cygnes sauvages
Guidés par le hasard vers un but inconnu,
Tandis qu'autour de moi les grandes sauterelles,
En étoilant le sol du reflet de leurs ailes,
Volaient avec un bruit étrange et continu.

Puis, lasse de songer si longtemps sans rien faire,
Je cherchais quelque jeu qui pût me satisfaire:
Sur les flots clairs et purs comme des cristaux bleus,
Je faisais naviguer une flotte tremblante
De barques en papier, et l'onde scintillante
Les portait doucement au loin vers d'autres lieux.

Et, souvent, sur le pont du navire fragile
J'écrivais, d'une main encor bien inhabile,
Quelques mots enfantins, et posais quelques fleurs
Sur l'arrière incliné des mignonnes nacelles,
-Pesantes cargaisons pour leurs coques si frêles —
Puis, les voyant partir, j'essuyais quelques pleurs.

Mes regards les suivaient sur l'ondoyante plaine:
Je pensais que bien loin, sur la terre lointaine
Où mes pauvres bateaux aborderaient un jour,
Ils trouveraient quelqu'un sur le nouveau rivage,
Qui se demanderait d'où venait ce message,
Et, qui sait? m'enverrait une flotte à son tour!

Quel était l'inconnu qui ferait cette chose?
Je ne le savais pas, mais pourtant je suppose
Que je parais son front d'un nimbe radieux:
Ce serait un seigneur, une fée adorable,
Une belle princesse assise sur le sable...
Et je sentais mon coeur tressaillir anxieux.

Et tous les jours suivants, pleine de confiance,
J'attendais la réponse avec impatience...
Mais, hélas! mon bateau n'est jamais revenu,
Et je cherchais en vain, dans l'éloignement vague,
Espérant chaque jour voir enfin sur la vague,
Mes vaisseaux revenant du pays inconnu!

Jeux naïfs de l'enfance!... Il se peut qu'on en rie!
Mais j'aime l'infini, j'aime la rêverie
Qui mêle au terre à terre un peu de merveilleux;
J'aime à quitter souvent l'existence réelle,
Fût-ce, comme autrefois, pour suivre une nacelle
Qui vacille et se perd sur le flot onduleux.

31 mars 1882.


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Désir.



Je voudrais dans un chant mettre toute mon âme,
Le rayon du ciel bleu, le parfum des grands bois,
La force du soleil, la chaleur de la flamme,
Et toutes les beautés comme toutes les voix...

Mais il faudrait un luth aux cordes plus puissantes:
Devant ce grand désir le mien pleure attristé;
Tel l'oiseau qui, malgré ses ailes frémissantes,
Doit s'arrêter vaincu devant l'immensité.

Il aura beau franchir les mornes étendues,
S'égarer au milieu des univers nouveaux,
Effleurer en passant les sphères suspendues
Dans l'éternelle nuit où tremblent leurs flambeaux:

Si loin qu'il puisse aller en sa course rapide,
Il ne verra jamais les bornes de l'azur;
Jamais son vol hardi n'atteindra dans le vide
La limite inconnue où finit le ciel pur.

1er avril 1882.

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Pégase Attelé.



Oh! qui dira jamais la douleur impuissante
De Pégase arrêté dans son essor divin
Et qui sent tressaillir son aile frémissante
Sous le harnais pesant qu'il veut briser en vain!

Son être est dévoré par un espoir immense.
Il voudrait s'élancer dans l'air étincelant;
Mais sur le champ étroit que son maître ensemence
Il doit traîner le soc d'un pas égal et lent.

Et comme, malgré lui, sa passion l'anime,
Comme il cherche toujours à reprendre son vol,
Le paysan, craignant cette douleur sublime,
Cherche le sûr moyen de l'attacher au sol.

Il met le fier coursier entre deux boeufs tranquilles
Qui du matin au soir s'en vont indifférents,
Sans désirs insensés, sans rêves inutiles,
Ouvrant droit devant eux leurs yeux mornes et grands.

Que peuvent-ils savoir de la sauvage envie
Qui ronge ce captif vaincu par le destin!
Marcher paisiblement sur la route suivie,
Puis la nuit, au bercail, dormir jusqu'au matin;

Voir chaque jour passer, lent, calme et monotone,
Sans que nul incident n'en traverse le cours;
Toujours du même point voir l'astre qui rayonne
Marquer également les heures et les jours:

Voilà leur existence invariable et douce,
Qui suffit à leurs goûts, et n'a pour excitant
Que l'aiguillon du maître et les gros mots qu'il pousse
Quand leurs pas ralentis s'attardent un instant....

Et le noble coursier, dont le vol magnifique
Effleurait en passant les astres radieux,
Doit remplir, enchaîné, ce travail prosaïque,
Et, triste, se courber sous un joug odieux.

Ah! n'est-ce donc pas là ton image, ô génie,
Toi que ton aile d'or veut emporter au ciel,
Parmi ces régions d'où la sainte harmonie
Te jette les accents de son mystique appel!

Tu ne peux lui répondre et t'élancer vers elle,
Tu ne peux t'abîmer dans l'azur étoilé,
Tu ne peux, indomptable et sauvage rebelle,
Poursuivre ton désir et ton rêve envolé!

Ô malheureux captif en des chaînes cruelles,
Qui d'air et de clarté seras toujours épris,
Comme Pégase aussi tu sens frémir tes ailes,
Et sur le sol obscur tu restes incompris!

Sur la route uniforme et par chacun suivie,
Sombre tu dois marcher, et ta pensée, hélas!
Devant les vérités amères de la vie,
Se courbe sous un joug qui ne se brise pas.

Et la réalité, ce laboureur austère,
T'attelle, dédaignant tes plus nobles élans,
Entre l'indifférence et la rude misère,
Ces boeufs puissants et lourds qui s'en vont à pas lents.

29 mai 1882.

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Jour Triste.



Il faisait gris dans ma demeure
J'ai dit: « Dehors luit le soleil,
Mon âme a besoin à cette heure
De clartés et d'éclats vermeil! »

Il faisait triste dans la plaine;
J'ai dit: « Quittons l'obscurité! »
Et sur la sommité lointaine
Avec espoir je suis monté.

La montagne était pleine d'ombre;
J'ai dit: « Fuyons dans l'infini,
Loin de la terre grave et sombre,
Dans l'espace jamais terni! »

Les espaces bleus étaient mornes,
Il n'y dansait point de rayons;
En vain j'allai jusques aux bornes
Des insondables régions:

Je n'y trouvai point de lumière,
Le soleil semblait s'être éteint,
Les astres se cachaient derrière
Un brouillard pesant et lointain.

Mais après cet effort suprême,
L'âme lassée et sans vigueur,
Je dus m'avouer à moi-même
Que la nuit était dans mon coeur.

Chaumont, 10 juillet 1882.

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Sur La Hauteur.



J'ai pris l'étroit sentier qui contourne l'arête
Du grand mont incliné sur les flots clairs et bleus;
Je suis, au bout d'une heure, arrivé sur la crête,
Et je me suis assis sur le sol onduleux.

Puis j'ai prêté l'oreille aux murmures étranges
Qui venaient lentement expirer jusqu'à moi,
Bourdonnements, sanglots, rires, vagues mélanges,
Auxquels l'âme répond sans s'expliquer pourquoi.

Elle tressaille et vibre, et semble reconnaître
Ce langage mystique et tout harmonieux;
Une douleur intense envahit tout son être,
Elle cherche le sens des mots mystérieux.

C'est comme une chanson dès longtemps désapprise,
Qui tout â coup résonne à notre coeur charmé,
Et lui fait essayer, dans sa douce surprise,
D'unir encor sa voix à ce chant bien-aimé.

Mais l'air seul est venu troubler nos rêveries;
Le sens à tout jamais pour nous s'est effacé:
Nous ne retrouvons plus les paroles chéries
Et les cherchons en vain dans l'ombre du passé.

Chaumont, 15 juillet 1882.

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Les Victimes De La Jeannette.



L'autre jour, par hasard, en ouvrant la gazette,
Mes regards sont tombés sur ces mots: « La Jeannette. »
La Jeannette!... Et longtemps je suis resté songeur,
L'oeil perdu dans le vague et la tristesse au coeur.
Mon esprit, emporté loin des lieux où nous sommes,
En un rapide essor avait rejoint ces hommes,
Ces marins égarés, faibles et chancelants
Dans la neige, au milieu des icebergs croulants.
Ainsi j'ai contemplé l'héroïque phalange,
Où tu parais, Delong, d'une grandeur étrange;
Ces notes de ta main écrites jour par jour,
Alors que tu voyais s'éloigner le secours,
Lorsque, sachant déjà le salut impossible,
Tu devais, un à un, sur ce chemin terrible,
Voir tes meilleurs amis abattus par la mort,
Et que tu t'éloignais, non sans avoir encor
Mis sur l'isolement de leur heure dernière
Un suprême rayon d'amour et de prière!...

Tu n'as pas exprimé tout ce que tu souffris;
Il faut savoir le lire entre les mots écrits!...
Pourtant, ni la douleur, ni l'horreur infinie
De cette journalière et sinistre agonie
N'ont vaincu ton courage et fait trembler ta foi....
Ame vaillante et forte, honneur! honneur à toi!

Ainsi tous, hier obscurs, mais aujourd'hui célèbres,
Ils demeurèrent grands dans ces heures funèbres;
Et quand mon coeur les cherche en leur repos profond,
S'ils se montrent à moi, c'est l'auréole au front.

Oh! voir comme ils ont vu la mort impitoyable
S'approcher, et garder l'espérance ineffable!
Rester seuls, sans secours, dans l'horreur d'un tel lieu,
Loin des siens, du pays, et croire encore en Dieu,
Sans plaintes, sans murmure!... Oh! qu'ils furent sublimes!
Lutteurs, héros, martyrs, aimons-les, ces victimes,
Holocaustes de prix, s'immolant sans regrets
A ta cause divine, ô Lumière, ô Progrès!

Chaumont, 27 juillet 1882.

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Le Soir D'Un Jour De Pluie.



Il a plu toute la journée;
Les arbres rêvent tristement,
Et sur chaque feuille inclinée,
On voit trembler un diamant.

Mais au milieu du jour qui baisse,
Devant le grand ciel assombri,
Je sens une vague tristesse
Qui s'empare de mon esprit.

Au delà de la voûte grise,
Je voudrais, en un seul élan,
De lumière éclatante éprise,
Fuir dans le ciel étincelant;

Comme le plongeur téméraire
Qui, d'un effort audacieux,
En frappant de son pied la terre
Remonte vers le jour des cieux,

Je voudrais, joyeuse et rapide,
Dans un semblable et noble effort,
Au delà du ciel gris et vide
Rejoindre enfin le soleil d'or.

Bevaix, 26 août 1882.

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Vie Fortunée.



Heureux le paysan à l'existence austère,
Qui vit dans sa chaumière et cultive ses prés,
Qui jette avec espoir la semence en la terre
Et recueille la gerbe et les épis dorés.

Il sait qu'il ne dépend ici-bas de personne:
La pluie et le soleil lui sont donnés à tour;
Si la récolte est forte et si l'année est bonne,
Il rend grâces au ciel, puis reprend son labour.

Il se lève avec l'aube, et, l'outil sur l'épaule,
Il s'en va dans les champs tout humides encor,
Où sur chaque brin d'herbe et sur chaque corolle
Tremble une goutte d'eau, perle de nacre et d'or;

Et là, tout enivré des parfums de l'aurore,
Il se met à chanter en aiguisant sa faux....
Le ciel gris, lentement, bleuit et se colore;
Dans le taillis voisin s'éveillent les oiseaux.

Autour de lui bientôt tombe l'herbe fleurie....
Il revient au village et soigne son bétail.
Les vaches, les boeufs roux rêvant dans l'écurie,
Patients compagnons de son rude travail.

Puis il lui faut planter, herser, passer sans trêve :
D'un labeur à quelqu'autre;... il n'a jamais le temps
De se croiser les bras et d'ébaucher un rêve:
La réalité seule absorbe ses instants.

Il ne se forge point d'idéales chimères;
Il vit au jour le jour, sans regrets, sans désirs,
Sans transports insensés, sans tristesses amères,
Sans mornes désespoirs, comme sans vifs plaisirs.

Il est heureux pourtant, heureux... et je l'envie,
Et quand les paysans, le soir, causent entre eux,
Je les entends de loin, et j'admire la vie
De ces hommes obscurs, mais forts et valeureux.

Dans leur franche rudesse et dans leur ignorance,
Dans la sainte fatigue infligée à leur corps,
Ils ne connaissent pas l'indicible souffrance
De l'esprit qui s'épuise en stériles efforts.

Asservis à la vie humble et matérielle,
Ils n'ont pas le désir d'échapper à ses lois;
Ils ne se doutent pas que leur âme a son aile...
L'idéal les appelle, ils ignorent sa voix.

Ainsi les compagnons d'un héros de la Grèce,
Rendus sourds aux appels des nymphes de la mer,
Passèrent sans ouïr leur voix enchanteresse
Qui montait séduisante et divine dans l'air;

Seul, Ulysse, attaché sur le pont du navire,
Entendit cet appel mystique et fugitif,
Sans parvenir, malgré son farouche délire,
A rompre les liens qui le tenaient captif.

Champillet, 9 septembre 1882.

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Amitié.



Peut-être existe-t-il une âme sur la terre
Pour la mienne créée, et dont elle est la soeur:
Heureuse et fortunée, ou pauvre et solitaire,
Elle me comprendrait et lirait dans mon coeur.

Elle partagerait mes secrètes pensées,
Elle aurait mon amour, j'aurais toute sa foi;
Sans cesse étroitement l'une à l'autre enlacées,
J'existerais pour elle, elle vivrait pour moi.

Nous ne nous ferions point de bruyante promesse,
Nous nous dirions beaucoup en nous parlant très peu;
Un sourire, un regard, souvent une caresse,
Quelquefois un baiser, tendre et discret aveu.

Nous porterions ensemble et la joie et la peine,
La croix serait moins lourde et le bonheur plus pur,
Et nous achèverions notre carrière humaine.
Sûres de nous revoir au delà de l'azur.

Cette félicité n'est encore qu'un rêve
Déjà cent fois détruit, cent fois recommencé,
Et l'âme que j'espère et que j'attends sans trêve
Ne s'est point révélée à mon esprit lassé.

Peut-être que je l'ai déjà vue en ce monde,
Peut-être que mes yeux ont rencontré ses yeux,
Et dans le court espace, hélas! d'une seconde,
Nos coeurs qui s'appelaient ont palpité joyeux.

Nous nous sommes trouvés bien près de nous connaître,
Nous avons été près de nous tendre la main...
Puis avec un soupir qui montait dans notre être,
Nous avons pris chacune un différent chemin.

Nous avons poursuivi la route solitaire,
Le coeur plein de tristesse et de vague regret,
Avec le sentiment que jamais, sur la terre,
Un semblable destin ne nous réunirait.

Bevaix, 27 septembre 1882.

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Oh! Laissez-Moi Chanter...



Oh! laissez-moi chanter! La nature est si belle
Dans sa diversité toujours jeune et nouvelle
Que nul chef-d'oeuvre humain ne pourrait supplanter!
De l'insecte à l'étoile, elle charme mon être;
Avec le renouveau mon coeur se sent renaître:
La nature est si belle, ah! laissez-moi chanter!

Ah! laissez-moi songer! La journée est si brève,
Et les plus beaux instants sont les instants du rêve
C'est alors que l'esprit se sent le plus léger;
C'est alors qu'affranchi de tout lien funeste,
Il plane et va se perdre en l'espace céleste:
La journée est si brève, ah! laissez moi songer!

Ah! laissez-moi pleurer! L'existence est si dure!
De tout ce que l'on aime ici-bas, rien ne dure!
Dans l'éternelle nuit, hélas! tout doit sombrer;
Il faut voir, dans la lutte inégale et suprême,
Le trépas engloutir tous les êtres qu'on aime:
L'existence est si dure, ah! laissez-moi pleurer!

Ah! laissez-moi prier! l'espérance console;
Au front de la douleur elle met l'auréole
Qui rend l'âme plus forte et lui fait oublier,
En lui montrant le ciel, les larmes de la terre;
C'est l'étoile qui luit pour l'âme solitaire:
L'espérance console, ah! laissez-moi prier!

Bevaix, 27 septembre 1882.

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La Mare.



Dans le couchant aux tons d'opale
Où scintille l'éther doré,
Un nuage d'un rose pâle
Vole ainsi qu'un cygne égaré.

Le lac est comme de la moire
Sous les derniers feux du soleil;
Il reflète toute la gloire
Du ciel éclatant et vermeil.

Dans une vallée âpre et sombre
Pleine de bourbe et de marais,
Où toujours il règne un peu d'ombre,
Où le jour ne luit qu'à regrets,

Il est une mare fangeuse;
Quelques roseaux croissent au bord,
Et, sur sa rive dangereuse,
Le sol mouvant cache la mort.

Dans les eaux noires et profondes
D'où monte un miasme d'égout,
Grouillent des animaux immondes
Dont on s'écarte avec dégoût.

Rien n'éclaire ce paysage
Triste comme une aube d'hiver
Et dont seul un oiseau sauvage
Change parfois l'aspect désert.

Mais soudain, dans la transparence
De l'univers étincelant,
Un rayon de magnificence
Sur ce lieu s'abaisse en tremblant.

Et voilà qu'en cette eau fétide,
Sous ces flots noirs et croupissants,
Se mire la clarté limpide
Des espaces éblouissants.

Et c'est ainsi que dans la vie
Il n'est pas un être assez vil,
Assez plein d'astuce et d'envie,
Si lâche et si mauvais soit-il,

Qui, dans un jour béni ne puisse,
Vers l'infini levant les yeux,
Trouver un rayon de justice
Et refléter un coin des cieux.

Neuchâtel, 17 octobre 1882.

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À Quoi Bon Revenir.



A quoi bon revenir encore avec envie
Au souvenir des lieux que nous avons quittés!
Que nous fait le pays où coule notre vie?
La nature partout a les mêmes beautés.

Pourvu qu'un coin du ciel sur notre tête brille,
Pourvu qu'un arbre vert ombrage notre seuil,
Que le soir, en rentrant, une douce famille
Nous réchauffe le coeur par son joyeux accueil,

Que nous faut-il de plus et qu'importe le reste?
Oui, pourquoi ces désirs et ces vagues regrets
Qui ramènent nos coeurs à quelque site agreste,
Que nos regards, hélas! ne reverront jamais?

Sachons donc oublier nos inutiles rêves,
Oublier un passé qui ne peut revenir,
Employer le présent et ses heures trop brèves
Sans y mêler le fiel d'un amer souvenir.

Soyons indépendants des lieux, sinon des hommes,
Nous dont toute la vie est un long changement,
Et sachons vivre heureux dans l'endroit où nous sommes,
N'importe où, quelque part sous le bleu firmament.

Mais nous cherchons en vain à contraindre nos âmes
De ne plus revenir au songe caressé:
Il faudrait pour cela qu'aux lieux où nous passâmes
Un peu de notre coeur ne se fût pas fixé.

Sur les monts, dans les bois, dans la neige ou la glace,
Sur les chemins cachés, dans les prés onduleux,
Nous avons, en marchant, dessiné quelque trace,
Notre coeur a pensé sous leurs horizons bleus;

Et comme la brebis au sentier solitaire
Laisse aux buissons sa laine en flocons blancs et doux,
Les lieux où nous avons vécu sur cette terre
Gardent toujours, hélas! quelque chose de nous.

Neuchâtel, 18 octobre 1882.

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Quand Vient L'Hiver.



Sur sa tige la fleur se penche,
L'herbe jaunit dans le sillon,
La feuille tombe de la branche,
Le soleil baisse à l'horizon;

Les bois ont perdu leur mystère,
Les flots du lac leur bleu miroir,
Et le sourire de la terre
A disparu dans le ciel noir.

Laissant à quelque rameau frêle
Son pauvre nid vide et glacé,
L'oiseau s'enfuit à tire d'aile
Dans un vol hâtif et pressé.

Il sait qu'une terre fleurie,
Où luit toujours un rayon d'or,
Nouvelle et seconde patrie,
L'attend loin des brouillards du nord.

C'est pourquoi, dans un cri de joie,
Lorsqu'il voit pâlir le soleil,
Son aile au vent froid se déploie
Et l'emporte au pays vermeil.

Notre âme est cet oiseau volage
Que pourchasse l'hiver cruel;
Mais notre hiver, à nous, c'est l'âge,
Et notre patrie est le ciel.

Et quand les glaces de la vie
Couvriront notre front chenu,
Lorsque, sur la route suivie,
Le temps mauvais sera venu,

Comme l'oiseau, pleins d'allégresse,
Sûrs de notre immortalité,
Sachons, sans regrets, sans tristesse.
Nous enfuir dans l'éternité!

Bevaix, 28 octobre 1882.

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Sentier Perdu.



Sur la montagne étrange et sombre
Il est un sentier attrayant,
Que l'on voit serpenter dans l'ombre
Sous le feuillage verdoyant;

Les pins aux aiguilles légères
Lui font un dôme immense et frais;
Sur ses bords croissent les fougères,
Ces dentelles de nos forêts.

Mais parfois sa trace est couverte
De brindilles et de rameaux;
Les mûriers et l'épine verte
S'y déroulent en longs anneaux;

Les branchages touffus des chênes
Y tamisent un jour moelleux,
Et les glands roux mêlés aux faines
Germent sur le sol onduleux.

Bientôt il devient plus sauvage.
L'herbe y croît dans un jet plus fort,
De grands troncs barrent le passage,
L'on n'y marche qu'avec effort,

Et, sous un dédale de ronce,
D'aubépines aux fourrés épais,
On le voit soudain qui s'enfonce
Pour ne reparaître jamais.

Au delà, la haute ramure
Etroitement se réunit:
Rien ne frémit, rien ne murmure
Sous cette ombre au calme infini.

Hélas! que d'êtres sur la terre,
-Ils n'ont jamais été nombrés --
Comme le sentier solitaire,
Se sont dans le monde égarés!

Que d'êtres au coeur plein de joie,
De tendresse et de noble essor,
Ont vu soudain finir leur voie
Dans le grand calme de la mort!

Bevaix, 2 novembre 1882.

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La Plume.



J'ai vu dans la fange jaunâtre,
Au bord du trottoir ruisselant,
Une plume au reflet d'albâtre
Qu'avait perdue un pigeon blanc.

L'oiseau, dans un essor rapide,
Avait passé devant mes yeux,
Laissant après lui dans le vide
Cette plume au reflet soyeux.

Pendant une courte minute,
Dans l'air elle avait palpité,
Puis avait commencé sa chute
Vers la boue et l'humidité.

Dans sa marche incertaine et lente,
Elle semblait encor chercher
Une protection absente,
Un point auquel se raccrocher...

Mais en vain!... Sur l'ornière impure,
Dans un vague frémissement,
Intacte encore et sans souillure,
Elle se posa tristement....

Le coeur s'attendrit et s'épanche
Souvent sans qu'on sache pourquoi:
L'aspect de cette plume blanche
Me mit dans l'être un vague émoi;

Elle me fit penser aux âmes
Qu'un sort triste et mystérieux
Abandonne aux chemins infâmes
Où rampe le vice odieux.

Qui pourrait calculer leur nombre?
Jusqu'ici, nul ne l'a tenté....
Et l'on s'étonne si dans l'ombre
On voit sombrer leur pureté!

C'est comme un ange aux grandes ailes
Qui les laisserait en passant
Tomber, hélas! blanches et frêles,
Sur notre sol noir et glissant;

Pour les sauver il n'est personne,
Nul ne les tire du bourbier;
La nuit partout les environne
Et l'orgueil les foule du pied!

Non Daté.

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Lamartine Devant L'Emeute.



FRAGMENT.

.... Alors j'ouïs le bruit d'un océan qui roule
Sous le fouet terrible des vents,
Et je vis s'agiter une innombrable foule
Toute pareille aux flots mouvants.

Et les coeurs frémissaient d'une horrible colère,
Pâmés en des transports ardents;
Et, dans les rangs pressés, le tigre populaire
S'éveillait en grinçant des dents.

Hommes, femmes, enfants,... l'infernale cohorte
Faite des bourbes de Paris,
Se réveillait soudain, menaçante et plus forte,
Remplissant l'air d'horribles cris.

Forçats, monstres, démons, meute folle et sans maître,
Lâchée en un essor puissant,
Qui peut les retenir? La Terreur va renaître,
Et la Seine rouler du sang.

Ainsi qu'aux jours affreux d'une époque lointaine,
La plus sombre d'un grand.passé,
Un souffle de malheur, de vengeance et de haine
Chasse le peuple courroucé.

Le drapeau rouge flotte et jette sur les têtes
Un reflet sinistre et sanglant;
Il ondule.... on dirait qu'un souffle de tempêtes
Passe dans l'air étincelant.

Alors, sur les degrés d'un bâtiment de pierre
Où montait le flot dévorant,
Le front haut et serein et la démarche altière,
Parut un homme pâle et grand.

Comme, durant les jours de la splendeur romaine,
On voyait le gladiateur
Descendre calme et grave au milieu de l'arène
Parmi les fauves en fureur,

Dans ce pressant danger montrant sa force d'âme
Et sa puissante volonté,
Il avançait sans trouble, et son regard de flamme
Rayonnait d'intrépidité.

D'un geste impérieux il fit taire la foule,
Calma l'orage déchaîné,
Et sa parole, ainsi qu'un fleuve qui s'écoule,
Vibra sous l'espace étonné.

Ce fut une éloquence étrange et magnifique,
Ce fut un éblouissement,
Où l'on vit se dresser la jeune République,
Sereine en son blanc vêtement. . .

. . .Et quand sa voix se tut, vers le ciel emportée,
Abaissant ses regards altiers,
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le tigre lui léchait les pieds.

1882.
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